La souveraine carolingienne : héroïne ou figurante de la diplomatie épistolaire ?
Martin Gravel
Comment citer cette publication :
Martin Gravel, "La souveraine carolingienne : héroïne ou figurante de la diplomatie épistolaire ?", dans Les relations diplomatiques au Moyen Âge. Formes et enjeux. Actes du 41e congrès de la SHMESP (Lyon, juin 2010), Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 81-86. Article réédité sur Cour de France.fr le 1er mars 2016 (https://cour-de-france.fr/article4246.html).
Les périodes et les thèmes les moins bien servis par la conservation des textes présentent des zones d’ombre difficiles à éclaircir. C’est bien le cas pour la diplomatie épistolaire des reines et des impératrices du ixe siècle. Leurs activités de communication à distance ne font pas l’objet d’une attention concertée [1]. Il n’y a pas de quoi s’étonner : pour tout le siècle, il ne nous est parvenu que deux lettres d’une souveraine, composées par l’abbé Loup de Ferrières au nom d’Ermentrude, première épouse de Charles le Chauve [2]. Hans Werner Goetz en propose une analyse succincte, selon laquelle Ermentrude aurait manœuvré de son propre chef, sans dépendre du roi, pour entretenir amitiés et alliances [3].
Voilà qui retient l’attention, puisque par ailleurs, avant l’accession de la souveraine au partage de l’honneur régalien au xe siècle, ses actions politiques semblent limitées par la volonté de son époux [4]. Pouvait-elle pourtant créer et maintenir à distance des relations qui lui fussent propres ? À cette question, le corpus des actes de la pratique des communications - pas une seule lettre conservée en original et seulement deux copies, les missives composées par Loup de Ferrières - semble beaucoup trop maigre pour répondre. Toutefois, en collationnant les lettres reçues par les souveraines, en tenant compte de celles dont l’existence peut être inférée et des transcriptions incomplètes, le corpus s’enrichit de quelques dizaines de textes, de fragments et de deperdita.
Pour évaluer l’initiative des souveraines en matière de diplomatie épistolaire, il faut d’abord établir que le terme « diplomatie » peut désigner les interactions politiques intérieures de l’espace carolingien. Au ixe siècle, l’État se réalise dans l’enchevêtrement complexe des relations élitaires. Les communications qui déterminent ces réseaux participent d’une diplomatie intérieure, faite d’alliances et d’affrontements, dans un monde qui ne connaît pas les frontières étanches de la modernité. La matière des missives des souveraines doit être abordée en connaissance cause et sur cette voie, les documents les plus étudiés ne sont pas nécessairement les plus révélateurs. Ainsi, au fil d’une série de trois articles, Mayke de Jong a proposé une profonde analyse des efforts épistolaires et exégétiques de Raban Maur pour soutenir politiquement l’impératrice Judith pendant la crise du règne de Louis le Pieux [5] : l’historienne examine avec acuité la prise de position et l’activité de l’abbé en faveur de la souveraine. Mais dans cet échange, on pourrait croire à la passivité de Judith sans une lettre, ignorée autant par les éditeurs des Monumenta Germaniae historica que par les médiévistes intéressés par ces deux personnages : sur la base d’une analyse stylistique, cette lettre sans nom et sans salutation peut pourtant être attribuée à Raban écrivant à Judith [6]. Ce premier témoin de leur correspondance indique que l’impulsion en revient à cette dernière, du temps de son installation à la cour impériale. En effet, Raban mentionne qu’en acceptant de devenir son conseiller spirituel, il répond à sa demande. Tout porte à croire qu’en évoquant la distance qui les sépare, Raban exprime une hésitation utile à la tournure tout en humilité de sa captatio benevolentiae, mais une hésitation tout de même sincère, nourrie d’une évaluation réaliste de leur éloignement et de ses difficultés. Il y aurait là plus qu’un tour de rhétorique : le nouvel abbé de Fulda s’étonne de l’ouverture de Judith à son égard. En matière d’oraisons et de vie spirituelle, l’impératrice aurait profité de la fréquentation quotidienne de son directeur de conscience. Si elle favorise un abbé en poste à des centaines de kilomètres du circuit de l’itinérance de la cour, c’est parce qu’elle a d’autres préoccupations, relationnelles et politiques. Elle tente de gagner un allié qui puisse contribuer à l’extension de son influence au-delà du cercle palatin [7].
Cette analyse de l’origine de la relation de Judith et Raban Maur montre que la rareté des lettres des souveraines n’interdit pas l’approche de leur diplomatie par les vestiges de la pratique. La solution se trouve dans la reconstitution de leurs lettres perdues, dont la teneur se laisse deviner grâce aux réponses qu’elles ont inspirées à leurs correspondants. Ainsi, la missive d’un puissant laïc à l’impératrice Ermengarde reprend les arguments qu’elle a utilisés contre lui dans une lettre de blâme particulièrement sévère [8]. En voici quatre extraits, représentatifs de l’ensemble :
Car vous dites qu’a cheminé jusqu’à vous une rumeur inopinée, selon laquelle je m’efforçais de perturber la paix de l’Église et de détruire la concorde fraternelle. Vous avez ensuite attribué ce projet aux démons.
Je ne comprends pas très bien ce que vous avez ajouté par la suite, à savoir que j’avais décidé de me rendre en certains lieux saints et que j’avais tenté de m’emparer de leurs biens.
Ainsi donc, vous pouvez croire sans difficulté en tant de choses vaines et inutiles à mon sujet, parce que de nombreux et innombrables mensonges sur moi parviennent jusqu’à vous, par ceux en qui vous avez confiance et qui devraient vous dire la vérité.
En réponse à ce que vous avez ajouté que j’ai joui de votre intimité aussi longtemps que vous avez senti mon âme bien disposée envers vous, sachez que j’ai toujours ressenti la plus grande reconnaissance pour votre intimité [...] [9].
Manifestement, Ermengarde était intervenue par lettre parce qu’elle avait jugé crédible l’information qui lui était parvenue au sujet de son correspondant. Dans sa lettre, elle avait insisté sur cette justification, puisque l’homme consacre la plus grande part de sa missive à sa réfutation, dans l’espoir manifeste de réduire la crédibilité des accusations dont il est l’objet. Car l’impératrice n’avait pas hésité à exprimer ces accusations : elle avait fait écrire [10] de cet homme qu’il était un perturbateur de l’Église et un spoliateur de ses biens, doublé d’un ennemi de la paix fraternelle qui unit les princes carolingiens, donc une menace pour le royaume. Plus encore, la réplique laisse entrevoir la structure argumentative de l’attaque d’Ermengarde, qui joue d’une opposition entre le rejet catégorique – l’accusé serait l’outil des forces démoniaques – et un appel à la réconciliation basée sur l’évocation de leur relation autrefois amicale. Ermengarde aurait mentionné les informations accusatrices et jugé de leur crédibilité avant de porter son verdict et de réclamer un redressement en appelant le retour à une paix antérieure.
Pour autant que la réponse permette d’en juger, l’impératrice agissait ici en son nom, de sa propre initiative et en suivant une approche personnelle. Rien ne permet d’affirmer qu’elle répondait aux directives de Lothaire ou de quelque autre grand politique. Elle aurait jugé elle-même de la preuve présentée contre son correspondant, puisque c’est à elle que ce dernier reproche de donner crédit aux menteurs. Elle aurait argumenté en appelant le rétablissement de la relation de son correspondant avec elle, non avec l’empereur ou même l’Église ; de ce retour à la concorde découlerait le discrédit des menteurs et un apaisement des tensions qu’ils ont provoquées. Dans cet échange, la souveraine mène une diplomatie cohérente avec les intérêts du gouvernement de son époux, mais propre à son réseau et à son point de vue.
Remonter aux missives perdues permet d’apprécier le dynamisme des souveraines à sa juste valeur. Ainsi, dans sa préface épistolaire pour un florilège psalmique, Prudence de Troyes mentionne qu’il a travaillé à la demande d’une noble matrona [11] – vraisemblablement Judith [12] – qui se trouvait empêchée dans ses mouvements et menacée de toutes parts :
Ayant été persécutée par plusieurs dans les cités et les places fortes, ayant supporté des tribulations et une variété de malheurs, étant affligée des plus graves ennuis, comme plusieurs le savent, une noble mère s’est adressée à moi, en demandant avec insistance que je lui compose en courtes phrases quelque ouvrage nourri de la louange des psaumes, pour le soulagement de sa détresse [13].
Il semble plus que probable qu’au-delà du réconfort de la psalmodie et de la méditation, la souveraine visait la réactivation de liens utiles à son action politique. Assurément, demander à un lettré de disserter ou de composer des recueils constitue une ouverture lourde de sens – à plus juste titre en période de crise –, puisqu’elle lui impose d’exprimer ses allégeances et de donner à son soutien la forme tangible de l’écriture [14].
Évidemment, les souveraines mènent aussi des entreprises de communication à distance qui dépendent de leurs époux. Les lettres d’Ermentrude au pape Nicolas Ier devaient être de celles-là, puisque dans sa réponse, le pape indique que la reine l’implorait d’accéder aux demandes du roi en faveur de la déposition de l’évêque Rothade de Soissons [15]. Il n’en reste pas moins qu’une fois chargée de cette intervention, Ermentrude argumente en son nom, selon ses propres moyens et sa propre compréhension du dossier. Après tout, dans la réponse qu’il lui adresse, Nicolas fait appel à son intelligence de la justice ecclésiastique, non à celle de Charles le Chauve. Quant à la lettre de Theutberge au même pontife, l’influence de Lothaire II se laisse aisément deviner. Les aveux déshonorants et l’appel au divorce de la reine correspondent à ses vœux et Nicolas introduit sa réponse en indiquant qu’il n’en est pas dupe [16]. Le pape sait que la dernière lettre de la reine a été composée pour servir la politique de son mari : l’expression de son étonnement donne une ligne directrice à son refus. Ces observations rendues possibles par les échanges des souveraines et de l’évêque de Rome ne font que reprendre le consensus selon lequel l’engagement politique des souveraines du ixe siècle dépendait de l’autorité et de la volonté de leur époux [17].
Là où la matière fait défaut, il arrive souvent à l’historien de proposer des conjectures, parfois éclairées, sinon hasardeuses. Force est de reconnaître que la diplomatie épistolaire des souveraines du ixe siècle a laissé trop peu de traces pour permettre de réduire ce haut degré d’incertitude. Nos réflexions débouchent sur des hypothèses difficiles à contrôler de façon pleinement satisfaisante. À tout le moins, elles offrent la plus grande cohérence aux témoignages des sources de la pratique, et ce, en accord avec les conclusions essentielles de la recherche.
Si leur époux leur en donnait l’occasion, lorsqu’elles en avaient le talent, les souveraines du ixe siècle se mêlaient de politique. L’étude des échanges épistolaires reconstitués augmente la portée de cette constatation. Il semble qu’une Judith ou une Ermengarde pouvaient engager à distance des efforts pour créer et consolider un réseau, qui ne dépendait qu’indirectement de l’autorité du prince. Dans cet espace de communication, elles menaient des jeux diplomatiques créatifs, dont elles étaient à la fois les initiatrices, les stratèges et les bénéficiaires.
Notes
[1] On ne trouve pratiquement rien, même dans les ouvrages phares, par exemple : E. Ennen, Die mittelalterliche Frauen, Munich, 1984. P. A. Stafford, Queens, Concubines and Dowagers. The King’s Wife in the Early Middle Ages, Athens (GA), 1983. Ce desideratum ne s’applique pas à l’ensemble de la recherche sur les souveraines du haut Moyen Âge. Une récente biographie de Brunehaut donne la part belle aux sources épistolaires et aux activités diplomatiques dont elles témoignent : B. Dumézil, La reine Brunehaut, Paris, 2008. Pour une proposition de recherche portant sur les souveraines ottoniennes : K. Köhler, « Die Königin innerhalb der früh- und hochmittelalterlichen Kommunikation », Verwandtschaft, Freundschaft, Bruderschaft. Soziale Lebens- und Kommunikationsformen im Mittelalter, dir. G. Krieger, Berlin, 2009, p. 229-237.
[2] Servati Lupi epistulae, éd. P. K. Marshall, Leipzig, 1984, p. 88, no 89 (à l’évêque Pardoul de Laon) ; p. 93-94, no 95 (à l’évêque Heribold d’Auxerre).
[3] H.-W. Goetz, Frauen im frühen Mittelalter. Frauenbild und Frauenleben im Frankenreich, Weimar et al., 1995, p. 388-390.
[4] C. G. Mor, « Consors regni : La regina nel diritto pubblico italiano dei secoli ix-x », Archivio giuridico Filippo Serafini, 135 (1948), p. 7-32. Th. Vogelsang, Die Frau als Herrscherin im hohen Mittelalter. Studien zur „consors regni“ Formel, Göttingen, 1999 (1954). P. Delogu, « Consors regni : un problema carolingio », Bolletino dell instituto storico italiano per il medio evo e archivio muratoriano, 76 (1964), p. 47-98. F.-R. Erkens, « ,,Sicut Esther Regina“. Die westfränkische Königin als consors regni », Francia, 20/1 (1993), p. 15-38. R. Le Jan, Famille et pouvoir dans le monde franc (viie xe siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, 1995, p. 344-378. Ead., « L’épouse du comte du ixe au xie siècle : transformation d’un modèle et idéologie du pouvoir », Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (vie xie siècles), dir. S. Lebecq, A. Dierkens, R. Le Jan, J.-M. Sansterre, Villeneuve d’Ascq, 1999, p. 65 73. Présentation d’ensemble récente : C. Thiellet, Femmes, reines et saintes (ve xie siècles), Paris, 2004, p. 348-354.
[5] M. de Jong, « The empire as ecclesia : Hrabanus Maurus and biblical historia for rulers », The Uses of the Past in the Early Middle Ages, dir. Y. Hen, M. Innes, Cambridge / New York, 2000, p. 191-226. Ead., « Exegesis for an empress », Medieval Transformations. Texts, Power and Gifts in Context, dir. E. Cohen, M. de Jong, Leyde et al., 2001, p. 69-100. Ead., « Bride shows revisited. Praise, slander and exegesis in the reign of the empress Judith », Gender in the Early Medieval World. East and West (300-900), dir. L. Brubaker, J. M. H. Smith, Cambridge, 2004, p. 272-276.
[6] Première édition : A. Wilmart, « Lettres de l’époque carolingienne », Revue bénédictine, 34 (1922), p. 238-242. Traduction de la lettre et soutien complémentaire à l’attribution proposée par Wilmart : M. Gravel, « Judith écrit, Raban répond. Premier échange d’une longue alliance », Ad libros ! Mélanges d’études médiévales offerts à Denise Angers et Joseph-Claude Poulin, dir. J.-F. Cottier, M. Gravel, S. Rossignol, Montréal, 2010, p. 35-48.
[7] Gravel, « Judith écrit... », loc. cit., p. 45-47.
[8] L’éditeur Ernst Dümmler reprend une hypothèse qu’il avait échafaudée dans son ouvrage sur le royaume de Francie orientale, selon laquelle il pourrait s’agir du sénéchal Adalard ou de Conrad, frère de Judith. La première option remporte généralement l’adhésion : M. de Jong, The Penitential State. Authority and Atonement in the Age of Louis the Pious, 814-840, Cambridge, 2009, p. 100-102. Mais il n’y a pas de raison d’écarter la deuxième. La solution pourrait se trouver dans l’identification de l’épistolier par l’analyse stylistique de la lettre. À première vue, ce pourrait être Raban Maur, ce qui favoriserait l’identification de Conrad, puisque Raban se trouvait déjà lié au réseau d’alliance de Judith et qu’il pouvait difficilement écrire pour un homme de Charles le Chauve.
[9] MGH Epist. V, p. 343-345, no 27.
[10] Les souveraines recouraient certainement aux services d’un épistolier : Goetz, Frauen im frühen Mittelalter..., op. cit., p. 364 365.
[11] Ce mot pourrait indiquer la reconnaissance de l’autorité de la veuve qu’il désigne : P. A. Stafford, « Queens and treasure in the early Middle Ages », Treasure in the Medieval West, dir. E. M. Tyler, Woodbridge (UK) / Rochester (NY), 2000, p. 67-68.
[12] C’est déjà l’avis de l’éditeur : MGH Epist. V, p. 323, n. 4.
[13] Ibid., p. 323.
[14] À ce sujet : B.-Sh. Albert, « Raban Maur, l’unité de l’empire et ses relations avec les Carolingiens », Revue d’histoire ecclésiastique, 86 (1991), p. 5 44.
[15] MGH Epist. VI, p. 376.
[16] Ibid., p. 319, 321.
[17] Par exemple, pour les épouses de Charles le Chauve : J. Hyam, « Ermentrude and Richildis », Charles the Bald. Court and Kingdom. Papers Based on a Colloquium held in London in April 1979, dir. J. L. Nelson, M. T. Gibson, Londres, 1990 (1981), p. 161-164.