Gérard Sabatier : Versailles ou la disgrâce d’Apollon
Damien Bril
Damien Bril, "Versailles ou la disgrâce d’Apollon", Paris, Cour de France.fr, 2018. Compte rendu publié le 31 janvier 2018 (https://cour-de-france.fr/article4942.html).
Gérard Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes/Versailles, Centre de recherche du château de Versailles / Presses universitaires de Rennes, 2017, coll. « Histoire », série « Aulica – L’univers de la cour », 360 p., 66 ill. noir et blanc, 17 pl. couleur, index, 24€ (ISBN : 978-2-7535-5195-4).
Versailles ou la figure du roi, publié par Gérard Sabatier en 1999, constitua un jalon essentiel dans les études sur la représentation du pouvoir en France au XVIIe siècle [1]. Ce champ de recherche très vaste, longtemps dominé par des études de cas ou des interprétations formelles et stylistiques des décors, avait été redynamisé par Peter Burke en 1992 dans un essai synthétique mais très pénétrant, The Fabrication of Louis XIV. À la brièveté du livre de Burke répondait le volume imposant de G. Sabatier (701 pages), dressant, dans le cadre restreint de l’étude du château de Versailles, une analyse très approfondie des sources, textuelles autant que visuelles, qui documentent le projet de représentation du souverain.
L’ouvrage publié aujourd’hui sous le titre Versailles ou la disgrâce d’Apollon constitue à la fois une réécriture et un prolongement de l’étude de 1999. L’auteur a choisi de reprendre le thème général de la précédente monographie, mais en réarticulant ses parties et en réévaluant ses conclusions, pour tenir compte d’un paysage historiographique assez largement renouvelé depuis. Dans le sillage de son ouvrage antérieur, et à la faveur des restaurations fondamentales menées sur les décors du château de Versailles (notamment dans la galerie des Glaces, 2004-2007), plusieurs publications et expositions sont en effet venues développer les dimensions de l’iconographie louis-quatorzienne, et notamment très récemment en se concentrant sur les supports – les almanachs [2] ou les médailles [3] – ou sur le cérémonial – la mort du souverain [4] –, voire en proposant une lecture à plus large échelle historique [5]. La bibliographie du nouveau livre de G. Sabatier témoigne de ce renouvellement, puisqu’un grand nombre de références utilisées date de la dernière décennie.
En tenant compte de ces apports nouveaux, l’auteur a reconcentré son analyse en privilégiant une approche plus synthétique et en mettant l’accent sur l’interprétation, au détriment de la présentation de la multiplicité des sources, qui constituaient l’un des riches apports de son précédent ouvrage, mais qui sont désormais bien connues. Par rapport au livre de 1999, la publication actuelle passe ainsi de 701 pages à 360, et de douze chapitres à neuf, sans que la structure essentielle du discours en soit bouleversée.
L’essai s’ouvre sur une présentation de l’état initial du château, au début du règne de Louis XIV, et sur une description du système symbolique appliqué à l’organisation des jardins, en considérant le dessein de Le Nôtre comme une facette essentielle de la compréhension de l’ensemble du domaine. Précédant la mutation du « petit château de chasse » de Louis XIII en véritable « lieu de pouvoir », la transformation des jardins fut une première étape, où la majesté royale vint s’ajouter « par surimposition » sur un art alors déjà mis en œuvre dans plusieurs domaines aristocratiques (notamment à Vaux-le-Vicomte). L’auteur montre comment le symbolisme solaire vient rehausser la dignité du décor des jardins, en amplifiant un système iconographique dont Louis XIV usait depuis le début de son règne, dans le cadre des fêtes ou pour le décor du Louvre (par exemple dans la galerie d’Apollon, p. 29-30). Les extérieurs et les façades sont ainsi le premier terrain où s’ordonne le programme apollinien de représentation royale. Le chapitre suivant poursuit la présentation chronologique de ce système, en développant une analyse de l’appartement des Planètes, où l’auteur souligne le renouvellement proposé par les publications qui ont, depuis quinze ans, approfondi la connaissance du programme initial, en partie non réalisé [6]. L’organisation du décor, largement inspiré de l’exemple du Palais Pitti à Florence, n’apparaît pourtant pas obéir à une logique cosmogonique, mais bien plutôt à un principe de convenance. Il ne s’agissait pas de confirmer une hiérarchie des astres mais de présenter, par « l’accumulation foisonnante » des épisodes disséminés dans chacun des salons de l’enfilade, les vertus plurielles d’un souverain qui se veut exceptionnel. Ce projet prend cependant corps « en l’absence du roi », dont le portrait et les actions ne peuvent se lire qu’au travers des figures historiques antiques et des divinités de la mythologie.
L’escalier des Ambassadeurs, détruit au XVIIIe siècle et que G. Sabatier analyse longuement dans le troisième chapitre, constitue une étape supplémentaire vers la conquête du décor par la figure du roi lui-même. Le sujet des peintures portait plus exclusivement sur la présentation des victoires militaires contemporaines de Louis XIV, au cours de la guerre de Hollande (1672-1678). L’image du souverain était désormais au cœur du dispositif théâtral de l’escalier, puisque son buste (par Varin, puis par Coysevox) prenait place dans une niche centrale, sur le mur nord, contigu à l’appartement du roi. Tout autour, les décors architecturés en trompe-l’œil encadraient des sujets représentant les nations, jouant le rôle de spectateurs rassemblés pour admirer le roi, dont les victoires étaient évoquées par des tapisseries feintes. Enfin, au plafond, Louis XIV était dépeint sous le visage générique d’un héros idéal, dans l’apparat antique de scènes d’histoire romaine parsemées d’allégories. L’articulation complexe de tous ces décors opérait « une inversion du statut de réalité, puisque l’ayant eu lieu [était] donné comme légendaire, et l’imaginaire comme vrai » (p. 99).
C’est bien entendu la galerie des Glaces, à laquelle trois chapitres sont consacrés, qui occupe la place la plus importante dans l’ouvrage. L’auteur s’attache d’abord à en définir l’histoire, en l’inscrivant dans une tradition du décor royal qu’il fait remonter à la galerie François Ier de Fontainebleau, et qu’il conduit jusqu’à la galerie d’Apollon du Louvre, mentionnée plus haut. Cette généalogie typologique n’en éclaire que plus nettement le caractère exceptionnel du décor de Versailles. Le roi n’est désormais plus figuré sous les traits d’un stéréotype mythologique : il est lui-même le mythe transfiguré, renversant le système implicite de la représentation allégorique, où l’iconographie doit permettre de signifier la noblesse du sujet. Les épisodes présentés sont les scènes victorieuses de la vie du roi, figurées comme des sujets antiques, mais où le visage de Louis XIV est partout reconnaissable, peint sur un mode naturaliste, entouré d’une foule impressionnante d’allégories dont la combinaison exprime des épisodes historiques que les légendes inscrites dans les cartouches identifient pour le visiteur. G. Sabatier fournit une description précise et raisonnée des décors de la galerie, pour en proposer une lecture à la fois spatiale, chronologique et thématique. Il en souligne le « double discours », qui cherche d’une part à revendiquer et glorifier la primauté de la France en Europe face aux Habsbourg, et d’autre part à accompagner l’évolution du régime vers l’absolutisme. La disposition de l’appartement du roi, placé, après la mort de la reine en 1683, directement derrière la galerie, renforce d’autant la signification politique de cet espace qui devient l’épicentre de la vie de la cour, de ses cérémonies et rituels. À ce titre, il aurait été très pertinent de confronter cette lecture avec l’étude de Thomas Kirchner, rendue plus largement accessible au public français par sa traduction en 2008 et néanmoins absente de la bibliographie [7].
En étudiant dans le chapitre suivant le décor du château et des jardins dans les décennies suivant l’achèvement de la galerie des Glaces (1684), G. Sabatier montre l’infléchissement du système de représentation, et le passage du « temps de l’histoire » vers « le paradigme de la Rome impériale » (p. 203). Cette « promotion de l’antique » explique l’absence relative du portrait du roi dans les jardins. Le souverain y est représenté par l’évocation de ses vertus, au moment même où son image naturaliste est, à l’inverse, l’enjeu principal des monuments projetés – et, pour certains, réalisés – à Paris et dans les grandes villes du royaume. G. Sabatier remet également en perspective ces déplacements d’œuvres et commandes de moulages d’antiques dans le cadre des chantiers (réalisation des bosquets et travaux hydrauliques) qui refaçonnent le domaine évoqué au premier chapitre. En contrepoint, l’évocation du château de Marly n’est cependant pas l’occasion d’en confirmer le statut d’« anti-Versailles », mais plutôt d’observer comment son décor prolonge les thèmes du roi conquérant, par d’autres moyens décoratifs, en y installant notamment les scènes de batailles historiques peintes par Van der Meulen.
Dans le cadre d’un dispositif si complexe, articulé dans l’espace considérable des domaines royaux et dans le temps long d’un règne où se succèdent plusieurs partis décoratifs, le contrôle du discours est une donnée essentielle pour s’assurer de sa réception. C’est l’objet des deux derniers chapitres de l’ouvrage, où sont analysées et confrontées les descriptions et publications contemporaines. Les écrits sur Versailles sont d’abord réinscrits dans le courant de la littérature encomiastique, pour en déconstruire et analyser le cadre rhétorique. G. Sabatier détaille très minutieusement les différents horizons poursuivis par les écrivains qui chantent la magnificence royale, par les guides qui indiquent – parfois sous la forme de quasi injonction, par le roi lui-même – le sens de lecture à suivre, tout particulièrement dans les jardins, enfin par les « intellectuels d’État » qui précisent avec scrupule, au fil d’une « littérature pédagogique », l’interprétation iconographique de décors. La confrontation de ces diverses propositions de lecture devant un même discours visuel en interroge bien sûr l’efficacité et soulève la question de sa réception par les publics contemporains. Le décor de Versailles apparaît comme l’expression d’une affirmation du pouvoir royal, et non de sa diffusion ou de sa défense, refermant ainsi la question, régulièrement réactivée, de la validité du concept de « propagande » utilisé pour le qualifier.
C’est sur la notion de « plaisir » que le dernier chapitre vient conclure l’analyse, en montrant de quelle manière une nouvelle approche formelle du discours visuel de Versailles est parvenue à en déplacer radicalement les enjeux, du politique vers l’esthétique. Les publications du début de XVIIIe siècle, de Jean-François Félibien, Piganiol de La Force ou Monicart, viennent acter le statut historique d’un décor qui n’est désormais plus le présent de la monarchie mais l’expression d’un âge d’or artistique. Dans une perspective téléologique, le discours global que proposait le château est alors perçu comme un tout cohérent, atemporel, dont les effets se perpétuent dans l’approche quasi « mystique » que renforce au XXe et au XXIe siècles l’importance numérique du public qui le visite. Déconstruire cet effet paradoxal de la patrimonialisation de Versailles est précisément l’une des ambitions de l’ouvrage de G. Sabatier, et constitue certainement la raison principale pour laquelle était nécessaire une nouvelle édition de l’ouvrage de 1999, devenu un classique mais depuis longtemps épuisé. Les qualités en sont encore renforcées, notamment la place accordée aux œuvres visuelles, abondamment reproduites, et qui ne sont jamais réduites à de simple illustrations mais sont pleinement considérées comme sources de l’analyse historique, au même titre que les textes. Dans cette perspective, on peut regretter que le très utile premier chapitre de 1999, qui dressait un éclairant compte rendu historiographique de ce champ de recherche, n’ait pas été, dans la publication présente, repris et confronté aux évolutions les plus récentes de la gestion patrimoniale et de l’approche scientifique du château. L’ouvrage de G. Sabatier n’en constitue pas moins une somme essentielle pour la compréhension des enjeux historiques soulevés par l’étude de la représentation royale.
Notes
[1] Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris : Albin Michel, 1999. L’importance de l’ouvrage avait été souligné, à sa parution, par plusieurs comptes rendus critiques, notamment ceux de Philippe Hourcade (Cahiers Saint-Simon, 2000, 28, p. 82-86) ou d’Alain Guery (Annales, 2001, 56-2, p. 507-517).
[2] Véronique Meyer, Pour la plus grande gloire du roi. Louis XIV en thèses, Rennes : PUR / Versailles : Centre de recherche du Château de Versailles, 2017.
[3] Yvan Loskoutoff (dir.), Les Médailles de Louis XIV et leur livre, Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2016.
[4] Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le roi est mort. Louis XIV - 1715 (cat. expo. Versailles, musée du château, 27 octobre 2015-21 février 2016), Paris : Tallandier / Versailles : Château de Versailles, 2015.
[5] Yann Lignereux, Les rois imaginaires. Une histoire visuelle de la monarchie de Charles VIII à Louis XIV, Rennes : PUR, 2016 (Histoire).
[6] Virginie Bar, La Peinture allégorique au Grand Siècle, Dijon : Faton, 2003, et Nicolas Milovanovic, Du Louvre à Versailles. Lecture des grands décors monarchiques, Paris : Les Belles Lettres, 2005.
[7] Thomas Kirchner, Le Héros épique. Peinture d’histoire et politique artistique dans la France du XVIIe siècle, Paris : Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008, traduction de l’ouvrage précédemment paru en allemand en 2001 tiré de sa thèse soutenue en 1996.