"Cherchez le lit" : La place du lit dans la demeure française au XVIe siècle
Monique Chatenet
Comment citer cet article :
Monique Chatenet, " ’Cherchez le lit’ : La place du lit dans la demeure française au XVIe siècle". Version revue de l’article publié dans Aurora Scotti Tosini (dir.), Aspetti dell’abitare in Italia tra XV e XVI secolo. Distribuzione, funzioni, impianti, Edizione Unicopli, Milan, 2001, p. 145-153. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 2 novembre 2008 (https://cour-de-france.fr/article651.html).
Ce texte, écrit à l’occasion d’une journée d’études organisée à l’université polytechnique de Milan par les professeurs Aurora Scotti et Pier Nicola Pagliara en 1997 a été publié en italien sous le titre : « Cherchez le lit. Il posto del letto nelle dimore francese del Sedicesimo Secolo », dans Aurora Scotti Tosini (dir.), Aspetti dell’abitare in Italia tra XV e XVI secolo. Distribuzione, funzioni, impianti, Edizione Unicopli, Milan, 2001, pp. 145-153, et en anglais : "Cherchez le lit : the place of the bed in sixteenth-century French residences", in Transactions of the Ancient Monuments Society, vol. 43, 1999, p. 7-24. La version française actuelle a été revue par l’auteur.
Page 1
Lorsqu’on s’intéresse aux « manières d’habiter », on bute très vite sur la difficulté à restituer les parties mobiles de la demeure : les tentures et tapisseries des murs, les revêtements des sols et, surtout, les meubles. Pour rendre vie à ces chers disparus dont la perte est si préjudiciable à la compréhension des espaces intérieurs, le réflexe des historiens a été, jusqu’à présent, de se tourner vers les deux sources les plus évidentes : les inventaires après décès et les illustrations des manuscrits.
S’ils n’en précisent pas les emplacements ni, en général, les dimensions, les inventaires mobiliers exécutés à l’occasion de successions, très nombreux en France à partir de la fin du XVe siècle, apportent en effet de longues énumérations de meubles, le plus souvent ordonnées pièce par pièce [1]. Quant aux illustrations des manuscrits, elles offrent des représentations d’espaces intérieurs précises et, en apparence, fidèles. Mais à l’expérience, ces deux sources, si précieuses soient-elles, se révèlent d’un usage délicat et le risque de contresens y est particulièrement élevé.
Les miniatures sont des œuvres d’art. Leurs auteurs avaient pour souci de représenter une histoire, et nullement de satisfaire les excès de curiosité des historiens du XXe siècle.
Les nombreux détails apparemment pris sur le vif ne doivent pas nous abuser : la disposition générale des meubles par rapport aux fenêtres, portes ou cheminées, répond avant tout au souci d’équilibrer le décor autour des personnages et certaines associations de détail, comme le miroir derrière le lit, sont souvent dictées par des poncifs. S’y ajoutent de nombreux éléments à contenu symbolique, aussi rien n’est plus trompeur que ces délicieuses images si on se laisse imprudemment entraîner à les confondre avec des photographies.
Le problème du poncif se retrouve dans les sources littéraires où, il faut bien le dire, il est très rarement question de meubles. Hélas, les allusions aux meubles sont tout aussi rares dans les mémoires et la correspondance, à l’exception notoire du Journal de voyage de Michel de Montaigne.
L’utilisation des inventaires se heurte également à plusieurs types de difficultés : difficulté de comprendre la distribution de la demeure qui abritait les meubles en raison du parcours souvent tortueux suivi par le rédacteur et des remaniements subis par l’édifice, voire de sa destruction pure et simple ; difficulté de déjouer certaines ambiguïtés terminologiques concernant aussi bien les meubles que les pièces (deux mots différents, comme « salle » et « chambre » peuvent être employés comme des synonymes ; un même terme, comme « buffet », peut désigner des objets d’usage bien différents) ; enfin et surtout, difficulté de faire la différence entre les meubles essentiels à la pièce et les meubles d’appoint ou ceux qui sont arrivés là plus ou moins par hasard, à la suite (p. 2) d’un héritage par exemple, et qu’on a casé là faute de place ailleurs. On ne doit pas oublier non plus que cet instantané photographique est pris à un moment tout à fait particulier, celui où la demeure n’a plus de maître et donc où un certain désordre n’est pas à exclure, voire de plus profonds bouleversements.
En dépit d’avancées extrêmement stimulantes, les travaux, encore trop peu nombreux, qui ont été faits dans cette optique pour le XVIe siècle français n’ont pas su, jusqu’ici, éviter cet écueil. Aussi prévaut l’idée générale — largement inexacte à mon avis — que la noblesse française vivait dans des pièces indifférenciées, multi-usages [2]. Je crois qu’il est à tout le moins plus fructueux de partir d’un présupposé inverse et de chercher si des règles ont pu dicter l’agencement des meubles principaux. A cet égard, les dessins d’architecture constituent un apport essentiel.
Malheureusement, ils sont très peu nombreux au XVIe siècle. Mais il existe des textes théoriques ou pratiques traitant d’architecture — traités et devis de construction — qui apportent de précieux compléments.
C’est justement d’un acte notarié, d’une précision tout à fait inhabituelle il est vrai, que je voudrais partir : le devis pour la maçonnerie du château de Jarzé, grand château d’Anjou, aujourd’hui profondément modifié, construit vers 1480-1490 par Jean Bourré, trésorier de France et homme de confiance de Louis XI [3].
Le devis présente une distribution exemplaire. On accède au logis par un escalier en vis hors œuvre (fig. 1), qui ouvre directement sur la « salle », dont le bas bout communique avec les communs (« cuisine », « dépense » et « garde-manger ») et le haut bout (extrémité d’honneur) avec la « chambre » et ses annexes : « garde-robe », « comptoir » (bureau), « retrait » (latrines). Le haut bout de la salle est marqué par la cheminée devant laquelle on dresse traditionnellement la table du repas.
La cheminée de la salle, dit le texte, devra se trouver « au milieu » du mur. Pour la chambre en revanche, le document précise :
il y ara cheminee de la pierre dessusd. de Saint Aignen, laquelle sera ou pignon et moyen d’entre ladite chambre et de la garderobe qui viendra apres, et sera icelle cheminee tellement assise que depuis le jambaige d’icelle a dextre, c’est assavoir devers les champs, il y ara jusques au coing dever lesdits champs X piez et demy francs pour mectre le lit et la chaere, et entre led. lit et le jambaige de ladite cheminee y ara ung petit huis de pié et demy de large en biaisant qui sera darriere la chaere pour entrer en ung comptouer qui sera en la garderobe d’apres, ainsi qu’il sera dit, et en icelle chambre ara deux croysees, l’une devers les champs a ung pié et demy du pié du lit, et l’autre devers la court a V piez du coing devers la cheminee [4]
Ainsi, c’est très clairement la position d’un meuble — le lit — qui détermine non seulement l’emplacement de la cheminée, mais aussi la position d’une fenêtre, et par conséquent l’ordonnance d’une façade. Ceci m’amène à poser deux questions. Premièrement : y a-t-il à cette époque en France un emplacement fixe pour le lit ou s’agit-il d’un cas isolé ?
Deuxièmement : quelles sont les (p. 3) répercussions de cette disposition sur l’aménagement des espaces intérieurs et l’ordonnance des façades ?
L’emplacement du lit
Sans vouloir trop m’y appesantir, il est très aisé de démontrer que le devis de Jarzé décrit la place traditionnelle du lit, attestée en France depuis la fin du XVe siècle jusqu’à la fin du XVIe.
Philibert de L’Orme en parle d’ailleurs très explicitement dans son traité :
Les cheminées des salles, chambres, et garderobbes se font de divers ornements, et diverses façons (...) et notez s’il vous plaîst que pour une salle il faut toujours ériger au milieu : j’entend au milieu du pignon et muraille qui fait la séparation des salles et chambres (...), pour autant qu’il n’y a rien de si laid, ni de si mal plaisant à voir quand on entre dans une salle, qu’une cheminée estant à costé ou pres d’un angle (...). Au contraire, il ne faut ériger les cheminées des chambres au milieu des faces desdictes chambres : mais bien les tirer plus à costé, pour donner espace et largeur suffisante à la place du lict, et de la chaire qui doit estre aupres, et une autre petite espace pour la ruelle. Telle largeur doit estre communément de neuf pieds pour le moins aux chambres moyennes, qui ont de vingt à vingt-deux pieds de large, et dix pieds à celles de 24 [5].
La disposition change au début du XVIIe siècle, comme nous l’apprend en 1624 Louis Savot dans son Architecture française des bastimens particuliers :
On avoit accoustumé anciennement de tourner le teste et chevet du lict contre le mur qui porte la cheminée (...) Aujourd’hui, on le dispose d’autre façon et plus commodément en tournant le chevet contre le mur qui est opposé à la croisée qui regarde le long de la table, laissant une ruelle du costé de la cheminée de la largeur de quatre ou de six pieds [6]
Enfin, pour en finir avec les textes, un devis parisien de 1567 pour le château de Bois-le-Vicomte signale une même disposition du lit :
Et quant aux chemynees de la petite chambre, il suffit qu’elle soit de cinq piedz de large et quatre piedz ung [poulce...] et loing de l’angle le plus que l’on [pourra pour] la place du lit avec la chaise et la place [de la ruelle] ainsy que l’on doibt cognoistre pour le mieulx, le tout de [pierre de taille] et bricque et moilon [7].
Outre les textes, il y a les dessins d’architecture : j’en ai trouvé six, dont cinq de Jacques Androuet du Cerceau [8]. La constance de ses représentations témoigne d’une pensée sans hésitation : la table est (p. 4) toujours devant la cheminée de la salle, le lit principal toujours à côté de la cheminée de la chambre, et la couchette (c’est-à-dire le petit lit, qui sert de siège le jour) toujours à l’angle opposé, sauf quand elle située dans une garde-robe où elle fait fonction de lit principal (fig. 2).
Un projet non retenu pour le château de Gaillon, vers 1500, constitue toutefois une exception, car c’est ici la couchette qui est placée près de la cheminée, alors que le lit, à la manière italienne [9], est situé dans l’angle opposé.
Outre ces lits « visibles », il faut prendre en compte ces lits « invisibles », à commencer par ceux de Du Cerceau. L’auteur, dans ses recueils gravés de 1559 et 1582, décrit très précisément la distribution [10], ce qui permet aisément d’observer à quel point il fait attention à la position du lit (fig. 3). Ainsi, il ne place pas de la même façon les cheminées dans les salles et dans les chambres : à dire vrai, il est plus attentif à décaler la cheminée de la chambre qu’à mettre dans l’axe celle de la salle.
De même, dans l’architecture construite, on constate très fréquemment dans les chambres cet angle aveugle si caractéristique avec la cheminée fortement décalée, en tout cas dans l’architecture castrale, depuis les grands exemples d’Ecouen et de Châteaudun, jusqu’à des témoins beaucoup plus modestes. En revanche, les cheminées des salles sont rarement centrées, sauf celles des « salles de bal », en raison notamment d’un problème de structure, à savoir le passage du conduit dans la charpente. En ville, il est beaucoup plus difficile de trouver de bons exemples à cause des remaniements profonds ayant touché la plupart des intérieurs ; mais, parmi d’autres, un lotissement de petites maisons de la ville de Tours datant de la première moitié du XVIe siècle (fig. 4), paraît particulièrement significatif.
Rapports entre la place du lit et l’ordonnance intérieure et extérieure de la demeure
Pour aborder cette seconde partie, je voudrais partir d’un auteur, certes italien, mais directement lié à mon sujet : Sebastiano Serlio qui, dans ses livres VI et VII composés en France, manifeste un intérêt soudain pour les lits et même pour les alcôves [11].
Certains l’oublient parfois : Serlio, qui n’était pas historien de l’art, n’avait nullement pour but d’expliquer à ses lecteurs la réalité de l’architecture française. C’était un architecte en quête de clients — ou au moins d’admirateurs —, qui s’efforçait de proposer des projets en accord avec le goût et le commodità francese. A ce titre, il adopte certains usages et en rejette d’autres, aussi est-il p. 5 parfois délicat de faire le tri entre ses ignorances et ses refus volontaires. En ce qui concerne l’emplacement du lit néanmoins, il me paraît certain que Serlio connaît l’usage français (dont j’ignore d’ailleurs s’il est exclusivement français), qu’il trouve cet usage commode, mais qu’il se refuse absolument à décaler la cheminée de l’axe de la pièce.
Dans l’un des premiers modèles du manuscrit du Livre VI conservé à l’Université de Columbia (fig. 5), Serlio met en regard deux petites maisons, l’une à l’italienne, l’autre à la française, chacune présentant une pièce principale entro laquale si farà il fuoco et lo letto. A la différence du modèle italien, le modèle français possède une fausse-fenêtre dont la nécessité ne doit plus vous échapper : elle est destinée à ménager une place pour le lit à côté de la cheminée.
Serlio connaît aussi la position de la "couchette" puisque sur le quatrième modèle de la même planche 2 (fig. 6), également à la française, une petite niche signale lo spacio di un piccolo letto senza impedire la camera [12]. Quand à l’emplacement du lit principal, il est bien ménagé à côté de la cheminée. (Noter qu’à côté de cette chambre figure aussi une rietrocamera che segli dice guardaroba [13], la garde-robe française typique, isolée par un couloir).
Dans ses premiers modèles urbains, tant à l’italienne qu’à la française, Serlio reprend encore cette même disposition du lit. Toutefois, il se refuse à désaxer la cheminée qui, dans tous les projets du Livre VI, est toujours placée au centre du mur. Pour la seule entorse qu’il fait à cette règle, dans le modèle C de la planche 48, Serlio juge nécessaire de s’excuser : In questo modo, il fuoco non è nel mezzo ; nondimeno egli è ben commodo (fig. 7).
On constate donc clairement, dans la conception de l’espace intérieur, une différence entre une manière française où l’idée d’une ordonnance symétrique est absente (en tout cas pour les chambres) et Serlio qui s’efforce d’ordonner cet espace, même dans ses projets les plus modestes. Cette différence se retrouve dans le traitement de l’alcôve, ou niche du lit, dont on connaît plusieurs exemples en France et dans les Livres VI et VII de Serlio.
En France, cette disposition est attestée vers 1540 dans trois châteaux : Madrid, La Muette et, sans doute, Saint-Germain. Les alcôves de Madrid ne sont qu’un repentir né de la transformation d’un couloir ; en revanche celles de La Muette (fig. 8) et celles que m’a révélé tardivement ma restitution de Saint-Germain [14], montrent qu’en France l’alcôve a essentiellement un but pratique : trouver la place d’une garde-robe ou d’un cabinet tout en conservant un espace pour le lit.
En revanche, les quatorze alcôves que Serlio présente dans le Livre VI et les onze qui figurent dans son livre VII servent aussi à régulariser l’espace intérieur, soit parce que le site est irrégulier (fig. 9), soit parce que le plan de l’édifice est très complexe, soit pour donner à la chambre un plan plus proche du carré, la forme idéale. P. 6
Depuis la publication des versions anglaise et italienne de ce texte, Patricia Brown [15] a démontré l’origine vénitienne de cette alcôve en niche, si élégamment ordonnée, que représente Serlio (fig. 10), avec le lit flanqué d’un côté par un petit camerino, de l’autre par un escalier montant à un entresol (appelé sopraletto dans les documents d’archives), servant per fanciulle e per nutrice [16]. Serlio emploie ces niches dans quelques modèles à la française. Toutefois, le seul exemple qui se réfère explicitement à un édifice construit, concerne una casa per fare alla villa, la quale fece già un mio discepolo ad un gentilhuomo Veneziano per fare alla villa [17].
Examinons à présent les répercussions de l’aménagement du lit sur l’ordonnance extérieure. Comme nous l’avons vu à Jarzé, le fait de ménager la place du lit a des conséquences directes sur la disposition des percements en façade car, en France, la demeure de la noblesse — le château et l’hôtel urbain — se distingue par une distribution simple en profondeur. A vrai dire, le problème se pose essentiellement pour la maison des champs, la demeure de la ville disposant le plus souvent de murs latéraux aveugles permettant de placer plus facilement le lit.
La première réponse de Serlio, on vient de le voir, est la fausse-fenêtre, procédé qu’il justifie ainsi dans le modèle 17 du manuscrit de l’Université de Columbia :
E dove qualche finestra o porta impedirano la posta del letto, si potrà mutare senza menda della faccia di fuori per la commodittà delle finestre che si posson e fingere, et fare aperte secondo acaderà [18].
La formule n’est guère élégante, me semble-t-il. En tout cas les Français, qui commencent seulement à se préoccuper d’ordonner symétriquement les façades à partir des années 1510, n’ont pas attendu Serlio pour faire cette découverte : dès 1518, on trouve des fausses-fenêtres sur une façade latérale du château d’Azay-le-Rideau [19]. Jacques Androuet du Cerceau en fait également usage. Dans quatre projets du Livre de 1582 [20] (fig. 03), il ménage habilement l’emplacement du lit en enfermant derrière un lambris les fenêtres « gênantes » :
La place du lit se mettra contre l’une des croisees joignant la cheminee, laquelle sera fermee de menuiserie et servira pour un petit cabinet comme il est figuré sur le plan, et ira on en icelluy cabinet entre la cheminee et le lit [21].
P. 7 Une autre solution plus subtile pour ménager l’emplacement du lit aurait pu consister à jouer sur les variations du rythme des ouvertures en façade. A vrai dire, je pensais en trouver beaucoup plus d’exemples. En effet, Jean Guillaume l’a maintes fois souligné : en France on aime à donner aux façades des rythmes complexes, et ceci dès le début du siècle, attitude qui n’a d’ailleurs pas échappé à Serlio [22]. Un architecte, en particulier, s’y est délecté : le très érudit et très excentrique Philibert de L’Orme. Mais dans son chef-d’œuvre d’Anet (vers 1550), le jeu rythmique est parfaitement gratuit, car derrière les élévations agitées, il n’a que des galeries.
Dans sa première grande commande toutefois, le château de Saint-Maur (vers 1540-1545), il s’agit bien d’un jeu entre espace intérieur et façade. Toutefois, ce jeu ne concerne pas les chambres confortablement installées dans les angles du bâtiment. Il concerne les salles dont on aimait traditionnellement à disposer les fenêtres en alternance d’une façade sur l’autre comme Philibert le rappelle dans son traité [23].
La comparaison, pour ne pas dire la compétition, entre le Saint-Maur de Philibert (fig. 11) et le Grand Ferrare de Serlio (fig. 12) — deux oeuvres absolument contemporaines construites pour deux cardinaux concurrents, Hippolyte d’Este et Jean Du Bellay, — est très instructive : Serlio « gomme » en façade le rythme alterné des percements (à l’aide d’une fausse-fenêtre, d’ailleurs), alors que Philibert s’amuse à l’accuser. Il est clair que Serlio n’aime guère les rythmes irréguliers, et quand par hasard il s’y risque pour concéder au goût français, il n’a pas l’idée d’en tirer profit pour masquer les places des lits pour lesquels, une fois de plus, il recourt à l’expédient peu glorieux de la fausse fenêtre [24] (fig.13 - 14).
En réalité, si l’ordonnance « rythmée » est utilisée de temps à autre, comme au château de Wideville [25] (fig. 15 - 16), il y a beaucoup d’autres solutions pour masquer l’emplacement du lit en façade. La plus fréquemment retenue est celle de la pièce d’angle ainsi que le montrent Saint-Maur et le Grand Ferrare, puis du pavillon d’angle à l’imitation de celui de Henri II au Louvre. C’est justement à partir du milieu du siècle que se développe ce motif architectural qui offre, pour l’aménagement de la chambre et de ses annexes, de multiples possibilités : soit un grand pavillon regroupant plusieurs pièces, comme aux Tuileries, soit une série de pavillons éclatés, comme dans le premier pour Verneuil ou dans d’innombrables modèles de Du Cerceau.
Pour les chambres secondaires situées au centre des corps de logis, on peu jouer aussi sur le couloir derrière façade, ou encore sur la position de la cheminée qui ne fait plus face à l’entrée de la chambre ou, enfin, réduire le nombre des percements... Et puis, quand rien ne va, on se passe de symétrie. C’est en tout cas ce que fait allègrement du Cerceau dans certains de ses projets : p. 8 l’emplacement du lit est toujours scrupuleusement respecté [26], mais pour les façades, si ça devient trop compliqué ... basta così [27] !
Le devis de Jarzé nous a montré à quel point les maîtres maçons français de la fin du Moyen Age étaient attentifs aux dispositions intérieures des demeures auxquelles ils trouvaient normal de donner la priorité sur l’ordonnance extérieure. C’est donc toute une manière de calculer l’architecture, toute une série d’exigences dont nous avons encore du mal à percevoir l’étendue, que les maîtres maçons ont dû remettre en cause lorsqu’à partir des années 1510 le souci de la façade composée a commencé à se manifester. D’où ce que les historiens ont eu trop souvent tendance à qualifier de maladresse et qui était plutôt solution de compromis. Car les architectes français de la Renaissance — à commencer par le plus érudit, le plus au fait de l’architecture italienne : Philibert de L’Orme — n’ont pas renoncé au souci ancestral d’une organisation commode des espaces intérieurs qui devait, aux siècles suivants, assurer la réputation de leurs successeurs.
ILLUSTRATIONS
01. Plan du château Jarzé, restitution de l’édifice construit
02. Jacques Androuet du Cerceau, Livre de 1559, modèle XXXIII, plan avec figuration de lits
03. Jacques Androuet du Cerceau, Livre de 1582, modèle XXVIII, plan présentant des fenêtres obstruées pour ménager l’emplacement des lits
04. Tours, lotissement d’habitations
05. Serlio, Livre VI Columbia, pl. II, modèles D, E
06. Serlio, Livre VI, Columbia, pl. II, modèle G
07. Serlio, Livre VI, Columbia, pl. XLVIII, modèle C
08. Jacque Androuet du Cerceau, plan du château de La Muette
09. Serlio, Livre VII, modèle 57
10. Serlio, Livre VI, pl. LII, alcôve
11. Philibert de L’Orme, L’Architecture ..., plan du château de Saint-Maur
12. Serlio, Livre VI, pl. XI, plan du Grand Ferrare
13. Serlio, Livre VI, pl. XL : projet d’habitation royale, plan
14. Serlio, Livre VI, pl. XL : idem, élévation
15. Château de Wideville, plan, par Sauvageot
16. Château de Wideville, élévation postérieure
Notes
[1] . E. de Mely et E. Bishop, Bibliographie générale des inventaires imprimés. Paris, 1892-1895 ; M. Jurgens, Documents du Minutier central des notaires de Paris. Inventaires après décès. Tome I (1483-1547), Paris, Archives nationales, 1982. Voir aussi l’exemple exceptionnel publié par Dominique Hervier, Pierre Le Gendre et son inventaire après décès [1525], Paris, 1977.
[2] . Voir en particulier Kristen B. Neuschel, "Noble Households in the Sixteenth Century : Material Settings and Human Communities", dans : French Historical Studies, vol. XV, n° 4, 1988, p. 595 - 622.
[3] . Monique Chatenet et Christian Cussonneau, "Le devis du château de Jarzé : la place du lit", dans : Bulletin monumental, tome 155 -II, 1997, p. 103-126.
[4] . A. D. Maine et Loire, 8 J 8 (chartrier de Jarzé), publ. par M. Chatenet et C. Cussoneau, op. cit., p. 119-120.
[5] . Philibert de L’Orme, Le Premier livre de l’Architecture, Paris, 1567,livre. IX, chap. I.
[6] Louis Savot, L’architecture françoise des bastimens particuliers, Paris, 1642, (1e éd. 1624).
[7] . Arch. nat., Minutier central, LXXVIII, 64, publ. par Catherine Grodecki, Documents du Minutier centra les notaires de Paris (...), 1985, t. 1, p. 89.
[8] . Quatre plans gravés dans le Livre d’architecture de 1559, et un dessin préparatoire pour le projet XVIII du Livre de 1582 conservé à la Morgan Library. Voir Naomi Miller, "A Volume of architectural Drawings ascribed to Jacques Androuet du Cerceau the Elder, in the Morgan Library, New York", dans : Marsyas, vol. XI, 1962-1964, p. 33 sq. NB : cette étude a été écrite avant la découverte à la Bibliothèque municipale de Lyon d’un important fonds de dessins de Du Cerceau. On y trouve d’autres représentations de lits, toujours placés comme dans les exemples cités ci-dessus.
[9] . Ainsi que l’a brillamment démontré Howard Burns dans sa contribution « Letti visibili e invisibili nei projetti architecttonici del Rinascimento », dans Aurora Scotti Tosini (dir.), Aspetti dell’abitare, cit., p. 131-141 " à la journée d’études de Milan citée ci-dessus. Sur ce projet de Gaillon qui comporte par ailleurs de fortes traces d’une influence italienne, voir René Crozet, "Un plan de château de la fin du Moyen Age", dans : Bull. monumental, 1952, p. 119-124 ; Elisabeth Chirol, "Nouvelles recherches sur un plan de la fin du Moyen Age, projet pour le château de Gaillon", dans : Bull. monumental, 1958, p. 185-195.
[10] . Jacques Androuet du Cerceau, op. cit.. Dans le recueil de 1559, la distribution est notée à la fois dans le texte d’accompagnement et sur les plans. Dans celui de 1582, on doit se référer uniquement au texte qui n’est pas toujours aussi explicite que celui de 1559.
[11] . Les références au Livre VII sont tirées de Tutte l’Opere di Sebastiano Serlio, Venise 1619. Le manuscrit de Columbia a été publié par M. N. Rosenfeld, Sebastiano Serlio on Domestic architecture, New York, 1978, et celui de Munich par M. Rosci, Il trattato di architettura di Sebastiano Serlio, Milan, 1967.
[12] . Il ne faut pas tenir compte des annotations portées sur le dessin, qui sont plus tardives et parfois en contradiction avec le texte d’accopagnement.
[13] . Cette indication est portée sur le manuscrit de Munich
[14] . Monique Chatenet, "Cérémonial et architecture : La distribution des espaces au château de Saint-Germain-en-Laye", dans : Revue de l’Art, l988. Dans l’aile près de la chapelle, en particulier, les chambres possédaient manifestement des renfoncements dont je n’ai pas compris alors qu’elles servaient à loger le lit et devaient, de ce fait, être placées près des cheminées.
[15] Patricia Fortini Brown, Private lives in Renaissance Venice : art, architecture and the family, Yale University Press, 2004, p. 67, 77 et 101.
[16] . Ms. Columbia, pl. LII.
[17] . livre VII, p. 240-241
[18] . " et là où une fenêtre ou une porte empêcherait de placer le lit, on pourra changer sans altérer la façade extérieure pour la commodité des fenêtres qui seront vraies ou feintes ainsi qu’il conviendra." Curieusement, on trouve une fausse fenêtre près d’un emplacement de lit à la française dans la "maison padouane" présentée par Serlio dans son livre VII, p. 218 de l’édition de 1619.
[19] . Jean Guillaume, Azay-le-Rideau et l’architecture française de la Renaissance, extrait de : Monuments historiques , 1976, n° 5. Marie Latour, "L’angle d’Azay-le-Rideau", dans : Bulletin monumental, 1993, t. 151-IV, pp. 605-615. Il y a aussi de nombreuses fausses fenêtres à Chambord. Voir Monique Chatenet, Chambord, Paris, Editions du Patrimoine, 2000, p. 101 et fig. 95.
[20] . Jacques Androuet du Cerceau, Livre d’architecture, 1582, modèles V, XVI, XVII, XXVIII.
[21] . Ibid., modèle V.
[22] . Jean Guillaume , "Serlio et l’architecture française", dans : Sebastiano Serlio, Milan, 1989, 67-78.
[23] . Philibert de L’Orme, op. cit., liv. 11, chap. 11. A ma connaissance toutefois, jamais, dans l’architecture traditionnelle, le parti n’est aussi systématique qu’à Saint-Maur, au grand Ferrare ou à Ancy-le-Franc.
[24] . Serlio, Ms. Columbia, pl. XL-XLI. Noter que les emplacements de lits sont ménagés du côté de la façade postérieure (grâce à des fausses fenêtres) et non sur la façade antérieure où la disposition rythmée paraissait faite pour les accueillir. Dans le manuscrit de Munich (pl. 39-40), Serlio paraît enfin conscient de cette possibilité, mais il préfère placer l’élévation rythmée en façade postérieure et proposer une façade antérieure régulière.
[25] . Catherine Grodecki, "La construction du château de Wideville et sa place dans l’architecture française du dernier quart du XVIe siècle, dans : Bulletin monumental, 1978, p. 135-175. Le rythme de la façade postérieure (emplacement des niches) est déterminé par la place des lits. Il en va de même pour le projet que Du Cerceau a publié seulement en 1582 (n° XXII), mais qui a manifestement servi de modèle à Wideville.
[26] . Il y a naturellement quelques exceptions, mais elles sont très peu nombreuses : Livre de 1559 : n°VI, XIII, XXVI, XXXII ; Livre de 1582 : n°XIV, XXXII, XXXIV bis.
[27] . Voir par exemple, Livre de 1559, n° XXVII.