Les énigmes de la « Tour rasée » au château d’Amboise
Évelyne Thomas
Comment citer cette publication :
Évelyne Thomas, "Les énigmes de la ’Tour rasée’ au château d’Amboise", dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tome LXVII, 2010 (Mélanges offerts à Pierre Leveel). Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er février 2012 (https://cour-de-france.fr/article2324.html).
Cet article contient des illustrations pour lesquelles nous n’avons pas reçu d’autorisation de diffusion. Seules les photographies, faites par l’auteur, ont été reproduites (copyright : Évelyne Thomas).
[Page 157 de la première édition]
La tour circulaire qui s’élève au nord-ouest de l’enceinte du château d’Amboise [ill. 1], a porté le nom de « tour rasée » dès le premier tiers du XVIIe siècle [1]. Cette appellation s’explique par le fait que la tour a été dérasée, c’est-à-dire que sa partie supérieure a été détruite et que le niveau de la tour a été abaissé. Cette modification lui a fait perdre son état d’origine, la laissant sans toiture et terminée en terrasse. Au XIXe siècle, elle s’est appelée « tour du belvédère », puis a pris le nom moins évocateur de « tour Garçonnet » [2], parfois féminisé en « tour Garçonnette » dans les documents d’archives. La tour a la particularité de contenir un escalier en vis qui occupe tout le volume intérieur, ce qui n’aurait rien d’extraordinaire s’il ne s’agissait d’une tour de défense, aux dimensions imposantes [3]. Cette disposition inhabituelle mérite une analyse approfondie.
Par ailleurs, une mystérieuse inscription est gravée dans une pierre de cette tour. Il s’agit de l’un des plus beaux graffiti du château. Elle invite à s’interroger sur le personnage auquel elle renvoie, Jacques de Saint-Benoît, et sur la tour elle-même.
Ill. 1. La "tour rasée" au château d’Amboise.
La « tour rasée »
Intéressons-nous d’abord à la tour dont la genèse est sans doute plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord [4].
Description
En bas, dans l’actuelle rue de la Concorde, on accède à la tour par une porte de dimension modeste [ill. 2], prévue pour le passage d’un homme – une poterne -, qui contraste avec l’ampleur de l’escalier, et rend plus insolite encore la présence de ce dernier.
L’escalier inséré dans la tour compte actuellement 78 marches, d’une longueur de plus de deux mètres. Il est couvert d’une voûte fourrée qui retombe sur un énorme noyau et sur un mur de brique [5] [ill. 3].
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La dernière révolution de la vis n’est pas complète et le sommet de la voûte d’origine n’existe plus. Le noyau s’interrompt brutalement [ill. 4].
Les dernières marches donnent accès à un passage et à un petit escalier en vis, tous deux refaits, qui communiquent avec les bâtiments nord du château, et avec la cour [ill. 5].
Dans la partie supérieure, la voûte sommitale actuelle est une restauration du XIXe siècle [ill. 4]. On remarque la présence d’une cheminée [ill. 4] – elle aussi refaite -, qui atteste la présence antérieure d’une pièce au-dessus de l’escalier, dont le sol a disparu. Cette cheminée est située à l’ouest/sud-ouest, ce qui correspond à la position de la souche dans les diverses élévations de Du Cerceau [ill. 6a et 6b].
Ill. 2. La poterne.
La cheminée figure aussi sur les différents plans de Du Cerceau, mais, curieusement, elle est disposée de manière différente : dans la gravure, elle est placée au nord [6] [ill. 6c], dans le dessin du château comme il est de présent, et dans le dessin du projet d’aménagement [7], elle est située au nord/nord-est [ill. 6d et 6e]. D’après ces plans, la pièce communiquait avec un logis faisant suite à la tour, vers le sud, dans le donjon, c’est-à-dire l’espace le plus fortifié du château [8]. Au début du XVIIIe siècle, l’accès à la partie supérieure de la tour depuis la cour est indiqué sur un plan de 1708 qui porte la mention : "porte pour aller
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a une chambre sous la platte forme" [9] [ill. 7].
Il existe actuellement une pièce sommitale au-dessus de la voûte refaite, qui contient des petits piliers et des linteaux destinés à soutenir la terrasse.
L’escalier comporte trois chambres de tir [10] [ill. 8], et il est éclairé à la fois par les ouvertures de tir et par des puits de lumière. Quelques traces archéologiques indiquent des reprises de maçonnerie.
La baie qui ouvre sur la deuxième chambre de tir est couverte par un arc en brique, qui pénètre un jambage en pierre [ill. 9].
Au-dessus, l’arc dessine un écoinçon évidé, délimité par la partie supérieure du jambage et par le départ d’un linteau. Cette disposition donne à penser que le couvrement de la baie était autrefois plus haut que l’arc actuel. A la fin du XIXe siècle, dans ses indications pour la réalisation de la porte qui mène à la petite vis située au sommet du grand escalier, Gabriel Ruprich-Robert préconise de s’inspirer de "la porte retrouvée dans l’escalier" [11]. Le linteau et le jambage de la baie qui a été remplacée par l’arc correspondent vraisemblablement à ceux de la porte mentionnée par l’architecte.
Par ailleurs, trois profonds sillons verticaux, de section carrée, marquent le mur de brique [12], respectivement au niveau des marches 4, 49 et 72 [ill. 10]. Ces sillons sont placés sur le même axe vertical.
Analyse
Située à l’ouest de l’enceinte du château, dans l’ancienne zone fortifiée, la tour actuelle a probablement remplacé, au XVe siècle, une tour préexistante. Il y avait nécessairement, dès l’origine, une tour de défense, à ce point stratégique du périmètre d’enceinte.
L’aspect de l’enveloppe de la tour et des ouverture de tir confirme une datation du XVe siècle [13]. Les ouvertures de tir, disposées selon une pente, indiquent que la tour était conçue, dès l’origine, pour contenir un escalier. Ce point est en contradiction avec les élévations de Du Cerceau, qui montrent des ouvertures correspondant à des pièces, tant sur la gravure [ill. 6a], que sur le dessin [ill. 6b] [14].
Toutefois, les représentations de Du Cerceau comportent de multiples fantaisies – c’est le cas de l’emplacement de la cheminée dont nous venons de parler - et elles n’ont pas valeur probante. La gravure et les dessins pourraient être erronés et Du Cerceau aurait pu indiquer de mémoire des ouvertures qu’il n’avait pas notées.
Cependant, l’analyse intérieure de la tour montre le caractère peu homogène de l’édifice, où il faut distinguer plusieurs phases de construction. En effet, l’enveloppe de la tour et l’escalier qu’elle contient ne font pas partie de la même campagne de travaux, comme le montre l’inadéquation entre les baies de la tour et le tracé de la pente de l’escalier. Une ouverture est coupée par la ligne de pente de l’escalier, la moitié supérieure cette embrasure se trouve dans le deuxième espace de tir (en bas et à gauche), la moitié inférieure sert de puits de lumière et éclaire la première révolution de l’escalier, située dessous [ill. 11]. Ainsi les ouvertures sont astucieusement réutilisés pour éclairer le volume intérieur remanié, dont certaines parties se trouveraient dans l’obscurité sans cet artifice. La vis a donc été reprise après la construction de l’enveloppe.
La tour au XIXe siècle
La tour est documentée dans plusieurs archives relatives aux démolitions et réparations du XIXe siècle. En 1804, la terrasse de la tour est surmontée d’un kiosque de plan octogonal [15]. En 1811, il n’est plus question de pièce sous la terrasse, mais d’accès à des caves [16], et l’escalier est mentionné : "[…] un ancien escalier à vis en pierre descendant autrefois à la ville et montant à ladite terrasse, tous ces souterrains ne présentent aucune utilité" [17].
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Sous Louis-Philippe, la partie supérieure de la tour est aménagée en cuisine, comme le signale a posteriori l’architecte Ruprich-Robert : "La tour garçonnette [sic] est la première à droite en regardant la façade sur la Loire. C’est là que le Roi Louis-Philippe avait installé ses cuisines". [18] En 1848, la tour porte le nom de tour du belvédère, et la présence de cuisines est confirmée [19].
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Victor Ruprich-Robert est intervenu dans la tour en 1881 [20], et son fils, Gabriel Ruprich-Robert, a laissé toute une série de dessins de la "Tour Garçonnet", réalisés dans les années 1890 [21].
L’un de ces documents, de grand format, concerne "la restauration de la partie haute de l’escalier central" [22], et comporte plusieurs coupes. On peut y lire une curieuse mention manuscrite, ajoutée par l’architecte a posteriori : "Non exécuté à cause des traces d’escaliers sur plan carré retrouvés ultérieurement" [23] [ill. 12].
Ce dossier comporte un autre dessin qui montre un quadrilatère à peu près carré, inscrit dans l’escalier – pas tout à fait car les sommets pénètrent légèrement le mur. Il existe deux versions de ce dessin : un croquis levé de manière spontanée [ill. 13], et un dessin de plus grand format et avec des indications de mesures,
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noté "n°2", où deux sommets seulement pénètrent le mur circulaire [ill. 14]. L’un de ces deux sommets - noté B -, correspond à l’axe des trois sillons dont nous avons parlé plus haut. Ce croquis nous a amenée à rechercher dans l’escalier, les traces archéologiques d’autres sillons, pouvant correspondre au second sommet du carré qui pénètre le mur, noté C. Un examen attentif de la tour montre en effet l’existence d’un quatrième sillon vertical au niveau de la quarante-troisième marche, moins précis et différent des trois premiers, et placé sur un autre axe. Ce sillon ne dessine pas d’angle droit, un seul côté est en brique. Toutefois, après vérification, il correspond bien au sommet C du carré qui pénètre le mur sur le dessin [ill. 14]. De toute évidence, l’architecte a levé ces plans d’après les traces archéologiques des sillons, et il s’est posé des questions sur ces dessins de travail, comme nous le faisons aujourd’hui. Sur le premier dessin, il a tracé un carré en prolongeant les côtés de l’angle formé par le sillon, il a laissé les marches et le noyau, et a inscrit ce dernier dans un carré plus petit. Le second dessin est très précis, avec le sommet A tangent au mur et le D en avant du mur. Les marches ont disparu, mais le noyau figure encore au milieu du carré, ce qui donne l’illusion d’un escalier à mur de cage carré, inséré dans la tour. Toutefois, il est impossible que la construction du grand escalier ait eu pour seule raison la transformation d’un mur de cage carré en un mur de cage rond – en l’occurrence, l’enveloppe de la tour. Cette démarche n’aurait aucun sens. La seconde hypothèse est celle de pièces carrées, antérieures à la construction de l’escalier, dont la circulation verticale reste à préciser. Ce cas d’hypothèse appelle plusieurs remarques. D’abord, les pièces carrées auraient été réalisées au XVe siècle puisque ce type d’aménagement ne se rencontre guère avant [24] - donc déjà avec une transformation de l’état antérieur d’une tour qui nécessairement préexistait. Ensuite, l’évolution générale va dans le sens d’une introduction progressive de pièces carrées dans les tours, pour des raisons de commodités d’aménagement, et pas l’inverse. Enfin, l’existence de pièces dans cette tour est en contradiction avec les ouvertures de l’enveloppe - pourtant du XVe siècle aussi -, qui suivent une pente et correspondent à un escalier.
La question du mâchicoulis
Les représentations antérieures aux restaurations de Victor Ruprich-Robert, montrent la tour dérasée, couronnée par un mâchicoulis [25] [ill. 15]. La question du mâchicoulis est documentée par des archives du XIXe siècle, en particulier par une lettre de Victor Ruprich-Robert au comte de Paris, datée du 23 mars
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1881 [26]. Cette lettre mentionne l’état déplorable du sommet de la tour et la présence d’un "faux mâchicoulis" :
« Monseigneur,
La partie supérieure de la tour Garçonnette [sic] est dans le plus fâcheux état. Par suite d’une disposition vicieuse, les eaux pluviales descendent toutes, depuis un très grand nombre d’années, dans la pièce au-dessous de la plate-forme comme dans l’épaisseur des murs, de façon que la voûte, les parements des murs et le faux mâchicoulis menacent ruinent. Ce dernier est d’invention moderne, car la tour avait deux étages de plus. Il n’existait, à cette hauteur, qu’un simple cordon.
J’ai l’honneur de vous proposer, Monseigneur, de supprimer ce couronnement qui menace de tomber dans une longueur développée de 9 mètres (la tour a environ 35 mètres de circonférence), d’améliorer le système d’écoulement des eaux et d’étayer la voûte sous la plate-forme. Il ne me semble pas possible de songer à entreprendre maintenant la restauration de cette tour qui coûterait d’ailleurs fort cher. Par les moyens que j’indique tout danger actuel sera conjuré.
Si tel est votre avis, Monseigneur, je laisserai continuer ce travail qui doit commencer demain.
J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, Monseigneur, votre très humble et obéissant serviteur. »
Le comte de Paris répond le 29 mars pour donner son accord à Ruprich-Robert, lequel le remercie dans un autre courrier daté du 3 avril :
« Monseigneur,
J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 29 mars. Je fais donc réparer la tour Garçonnette [sic] du château d’Amboise dans le sens de votre approbation […]. »
Ce faux mâchicoulis, supprimé par les restaurations du XIXe siècle, n’était donc pas une disposition d’origine, et il a remplacé un bandeau qui préexistait. Il faut imaginer, comme Ruprich-Robert le mentionne, deux niveaux supplémentaires au-dessus de cet ancien bandeau. Cette organisation est bien visible sur l’élévation de Du Cerceau [ill. 6a et 6b].
Il est possible – et même probable - que la tour comportait à l’origine des pièces dans sa partie supérieure, dont nous ne savons rien. Cette particularité expliquerait l’interprétation de Du Cerceau, qui aurait étendu à toute la hauteur de la tour la disposition identique de fenêtres correspondant à des pièces. L’hypothèse est confortée par l’existence d’une pièce, juste au-dessus de la vis, avec cheminée et latrines, dont le conduit débouche au bas de la tour, sous la gargouille [ill. 1].
Un lavis du XVIIe siècle, exécuté par Lambert Doomer et intitulé Vue du château d’Amboise et des bords de Loire, permet de voir le château peu après le dérasement de la tour [ill. 16]. En effet, l’auteur a réalisé ce lavis à l’occasion d’un voyage de plusieurs mois en France, bien documenté et précisément daté de 1646 [27]. Ce lavis montre la tour dérasée, mais il n’est pas assez précis pour confirmer la présence d’un mâchicoulis (du moins sur la reproduction de cette œuvre). Le trait qui ceinture la tour peut tout aussi bien suggérer un bandeau qu’un mâchicoulis, contrairement à l’indication très nette d’un mâchicoulis à la tour des Minimes. En revanche, le mâchicoulis est bien visible sur un dessin aquarellé de l’atelier de Van der Meulen [ill. 17], légèrement postérieur [28].
Le mâchicoulis "moderne" évoqué par Victor Ruprich-Robert dans sa lettre, a de toute évidence été construit dès le XVIIe siècle, au moment du dérasement de la tour ou peu après.
Une mystérieuse inscription
Lorsque l’on entre dans la deuxième chambre de tir, et que l’on se retourne vers l’escalier, on peut découvrir, en levant la tête, une fort belle inscription qui orne une pierre mesurant 23 centimètres de hauteur et 39 centimètres de largeur, dont la base est placée à 2,20 mètres de hauteur [29] [ill. 18]. Elle est gravée d’une écriture toute gothique, dont la retranscription est la suivante : "d.[dominus] J. Saint Benoit Bretigny" [30].
Quel étrange emplacement pour une telle inscription ! Faut-il imaginer que la pierre a été déplacée au cours de remaniements intérieurs de la tour ? [31] Si tel n’est pas le cas, sa situation en hauteur tendrait à indiquer qu’elle a été gravée à une époque où le niveau du sol était plus haut. En effet, l’inscription est soignée, et il aurait été bien difficile à son auteur – sauf à être de très grande taille – de réaliser ce travail à plus de 2,20 mètres de hauteur.
La hauteur à laquelle est placée l’inscription constitue donc un argument en faveur de l’hypothèse d’un abaissement du niveau du sol dans la chambre de tir. Ce détail s’ajoute aux deux indices, mentionnés plus haut, qui vont dans le sens d’une même interprétation :
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l’arc en brique construit sous le linteau de pierre, qui semble avoir abaissé le couvrement de la baie, et l’ouverture verticale coupée en deux par la pente de l’escalier – elle ne serait pas coupée si le sol était un peu plus haut.
Jacques de Saint-Benoît, seigneur de Brétigny
Qui était ce personnage dont l’inscription mentionne le nom, Jacques de Saint-Benoît ? Il existait durant le règne de Louis XI un Jacques de Saint-Benoît, seigneur de Brétigny, cité dans une ordonnance royale enregistrée au Parlement de Paris le 19 décembre 1480. On y apprend que Jacques de Saint-Benoît est conseiller et chambellan du roi, écuyer et capitaine de la ville d’Arras. Louis XI lui remet 800 écus d’or qui lui sont dus "pour l’achat de quatre prisonniers de guerre qu’il avait vendus audit roi". Le texte mentionne un peu plus loin le nom la paroisse de "Brétigny", ce qui permet de faire le lien entre le personnage dont il est question et celui de l’inscription. [32]
Deux mentions du minutier central des notaires permettent de savoir qu’en 1485 Jacques de Saint-Benoît était mort, puisque sa veuve, Françoise de Marigné, était remariée [33]. Elle avait un fils, né de son premier mariage, Guyon de Saint-Benoît, dont elle avait encore la garde en 1491. En 1493, elle était veuve une seconde fois [34].
Ces documents confirment que Jacques de Saint-Benoît était contemporain de Louis XI, et qu’il est mort à peu près en même temps que le roi.
Jacques de Saint-Benoît lui-même, ou quelque autre personnage, a-t-il fait graver cette inscription par un maçon œuvrant au château d’Amboise ? Certes l’écriture est soignée, toutefois les lettres n’ont pas la régularité du travail d’un tailleur de pierre, et la hauteur des caractères varie. Jacques de Saint-Benoît a-t-il gravé lui-même cette étonnante inscription ? faut-il imaginer qu’un soldat – sachant écrire ! - l’a réalisée pendant de longues heures de guet ? Cette extraordinaire inscription n’a pas livré tous ses secrets.
La "tour rasée" pose une série de questions.
Quel était l’état antérieur de la tour, avant la construction du grand escalier ? Les ouvertures de l’enveloppe ne correspondent ni à des pièces, ni à l’escalier actuel.
Quelle est l’utilité d’un tel escalier ? La mention de 1811, citée plus haut : "un ancien escalier à vis en pierre descendant autrefois à la ville et montant à ladite terrasse" pourrait donner à penser que la vis était utilisée essentiellement pour sortir du château, pas pour y entrer. Mais cet ample escalier n’a rien d’un escalier dérobé.
Quand a-t-on construit cette grande vis, avec son énorme noyau ? Faut-il penser qu’elle a inspiré les tours des Minimes et Heurtault, élevées respectivement au nord et au sud du château par Charles VIII [35] ? Ces deux tours ne contiennent pas d’escalier mais une rampe, avec un mur noyau à jour central, toutefois l’idée est la même.
On pourrait aussi envisager l’hypothèse d’une intervention plus tardive, par exemple au moment du dérasement de la tour au XVIIe siècle. Cette interprétation serait en concordance avec les représentations de Du Cerceau, qui indiquent des pièces dans la tour, et pas un escalier. Cette datation conviendrait mieux aussi à l’abandon d’éventuelles pièces carrées, difficile à concevoir dès le XVe siècle, à une époque où elles viennent d’être introduites. Deux siècles plus tard, le contexte est différent, le château n’est plus habité par la cour de France, et l’on a pu avoir besoin d’un escalier à cet endroit. Mais dans ce cas, on ne peut que s’interroger sur la raison d’une telle transformation : pourquoi avoir construit une vis d’une grande largeur, avec un énorme noyau, à laquelle on accède par une simple poterne ? Enfin, comment concilier l’existence de pièces avec des ouvertures conçues pour éclairer un escalier ?
Telles sont les énigmes de la "tour rasée".
Légendes des illustrations
Seules les photographies faites par l’auteur ont été reproduites (copyright : Évelyne Thomas).
1. La "tour rasée" au château d’Amboise.
2. La poterne.
3. L’escalier de la "tour rasée".
4. L’interruption du noyau, la voûte sommitale et la cheminée.
5. L’accès au petit escalier.
6. La tour dans les dessins et gravures de Jacques Androuet Du Cerceau :
a) gravure, vue du côté de la rivière (détail, d’après David Thomson, Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, Paris, 1988, p. 183).
b) dessin, vue du château comme il est de présent (détail, Londres, The British Museum, Prints and drawings, Inv. n° 1972, U.857, d’après Françoise Boudon, Claude Mignot, Jacques Androuet Du Cerceau, les dessins des plus excellents bâtiments de France, Paris 2010, p. 150).
c) gravure, Le plan de tout le lieu (détail, d’après Thomson, op. cit., p. 183).
d) dessin, plan du château comme il est de présent (détail, Londres, The British Museum, Inv. n° 1972, U.855, d’après Boudon, Mignot, op. cit., p. 153).
e) dessin, plan, projet d’aménagement (détail, Londres, The British Museum, Inv. n° 1972, U.854, d’après Boudon, Mignot, op. cit., p. 155).
7. Plan général du château d’Amboise (1708), AN O1 1903 1 (détail).
8. La chambre de tir située au niveau des marches 45 et 46.
9. Les traces d’une ancienne porte, dont le jambage en pierre est coupé par l’arc de brique, à l’entrée de la deuxième chambre de tir.
10. Un sillon vertical, de section carrée.
11. Une ouverture coupée par la pente de l’escalier, au niveau de la deuxième chambre de tir.
12. Annotation de Gabriel Ruprich-Robert, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, inv. 25979/11 (détail).
13. Croquis de la tour Garçonnet, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, inv. 25979/13 (détail).
14. Plan de la tour Garçonnet, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, inv. 25979/9 (détail).
15. Le château d’Amboise, élévation sur la Loire, aquarelle signée Ruprich Robert et datée de 1873, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, inv. 7137 (détail).
16. Vue du château d’Amboise et des bords de Loire, lavis par Lambert Doomer (vers 1646), d’après catalogue vente Tajan 28 octobre 1994, n°41 (détail).
17. Vue de la ville d’Amboise, mine de plomb avec rehauts d’aquarelle (avant 1690), d’après Laure C.-Starcky, Paris, Mobilier national, dessins de Van der Meulen et de son atelier, Paris, 1988, p. 109 (détail).
18. L’inscription "d. [dominus] J. Saint Benoit Bretigny".
Notes
[1] Nous remercions Jean Guillaume qui a suivi de près cette recherche. AD Indre-et-Loire, C 655. Nous avions mentionné cette tour, contenant un escalier, dans notre mémoire de maîtrise, essentiellement consacré aux travaux de Charles VIII (Le grand dessein de Charles VIII, sous la dir. de Jean Guillaume, Tours CESR ; mémoire inédit, dont l’essentiel a toutefois été publié dans un article : "Les logis royaux d’Amboise", Revue de l’art, 1993, n°100, p. 44 à 77).
[2] En 1848 elle porte encore le nom de tour du belvédère.
[3] Victor Ruprich-Robert, qui a dirigé les restaurations au XIXe siècle - avec son fils, Gabriel Ruprich-Robert qui a œuvré avec lui avant de lui succéder -, précise que la tour mesure environ 35 mètres de circonférence (Cf. extrait de la lettre du 29 mars 1881, reproduit plus loin).
[4] Jean-Pierre Babelon a eu le mérite de s’attarder sur cette tour (J.P. Babelon, Le château d’Amboise, Paris, 2004, p. 40 et sq.), que l’auteur attribue à Louis XI, en raison d’un document bien connu des archives municipales d’Amboise mentionnant des travaux énormes et des déblais en 1466 : "enlèvement des terriers venuz du fondement de la tour que l’on fait de present ou chastel d’Amboise" (A.M. Amboise, CC 86, fol.12, cité dans notre mémoire de maîtrise, op. cit., note 14 , p. 163). Cette déduction est logique, toutefois, nous ne partageons pas le point de vue de l’auteur sur le caractère "homogène" de la tour, comme nous l’avons écrit précédemment (cf. notre compte rendu, Bulletin monumental, 164-III, 2006, p. 315-316).
[5] Les marches ont une longueur supérieure à deux mètres, avec des variations de quelques centimètres. Un dessin du fonds Ruprich-Robert (Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, planothèque inv. 25979) indique une longueur de deux mètres (d’autres dessins du même dossier indiquent des longueurs légèrement supérieures et variables). Ce même dessin précise que le noyau mesure 1,65 m de diamètre, et 5,25 m de circonférence. Sur une annotation d’un autre dessin du même dossier, Ruprich-Robert note une hauteur de marche de 16 cm, suivie de deux points d’interrogation. La hauteur actuelle des marches – totalement refaites – est irrégulière, entre 13 cm et 17 cm. Nous reviendrons plus loin sur ces dossiers de la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine et le fonds Ruprich-Robert.
[6] David Thomson, Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, Paris, 1988, p. 178.
[7] Londres, The British Museum, Prints and drawings, Inv. n° 1972, U.855, et U.854, d’après Françoise Boudon, Claude Mignot, Jacques Androuet Du Cerceau, les dessins des plus excellents bâtiments de France, Paris 2010, p.153 et p. 155.
[8] Sur la gravure, la pièce donne directement dans une salle. Sur les dessins de Londres, elle donne sur une pièce triangulaire qui communique avec une salle.
[9] AN, O1 1903 1 : plans du début du XVIIIe siècle dont l’un porte la date de 1708.
[10] Respectivement au niveau des marches 17-18-19, 26-27 et 45-46, les marches étant numérotées à partir du bas.
[11] Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, planothèque inv. 25979/12. Une mention manuscrite, sur la page de dessins, précise : "Le dessous du linteau correspond avec la naissance du berceau. Ses assises, irrégulières comme celles du jambage de la porte retrouvée dans l’escalier. S’inspirer de ce jambage pour les joints, le layage etc."
[12] Jean Guillaume a, le premier, relevé la présence de ces traces, lors d’une étude sur le terrain en 2005. La hauteur des sillons est de 1,09 mètre (marche 4), 1,35 mètre (marche 49), 1,06 mètre (marche 72). Le sillon mesure environ 15 centimètres de largeur.
[13] Datation confirmée par Nicolas Faucherre, lors d’une étude sur le terrain en 2005.
[14] Du Cerceau, d’après Thomson, op. cit, p. 183, et d’après Françoise Boudon, Claude Mignot, op. cit., p.151.
[15] Ce kiosque mesure 4,60 mètres de diamètre et 3,50 mètres de hauteur. Le pavillon est dégradé par défaut d’entretien, et il est urgent d’y faire des réparations, 22 thermidor an treize (AN O/2/1383 Procès verbal de démolitions et réparations du château d’Amboise).
[16] "La porte d’entrée des caves sous la terrasse du kiosque est pleine, garnie de sa serrure et clé ; ces caves, au nombre de sept, voûtées en brique, sont éclairées par des baies sans châssis ainsi que les ouvertures des portes de communication".
[17] Ibid.
[18] Lettre de Victor Ruprich-Robert au comte de Paris, datée du 11 mars 1881 (AN, 300 AP (I) 2015 A).
[19] "Tour du Belvédère : cette tour est située à l’angle nord-ouest de l’enceinte du château. Elle contient un escalier qui communique des cuisines à l’extérieur" (AN 300 AP (I) 200/6).
[20] Il s’agit de travaux urgents, qui ne peuvent pas attendre. Au début de l’année 1881, "une partie du mur d’appui et des mâchicoulis de la tour dite garçonnet du château d’Amboise, [a] perdu son aplomb sur une longueur d’environ quatre mètres développés, par suite d’une crevasse qui s’est formée dans le pavage de la plateforme. La pluie a traversé cet ancien pavage et [met] en péril la voûte située au-dessus" (AN 300 AP (I) 2015 / A, lettre de Victor Ruprich-Robert au comte de Paris, datée du 11 mars 1881). L’architecte précise qu’il a "donné l’ordre d’échafauder" et qu’il "compte aller sur les lieux très prochainement".
[21] Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, planothèque inv. 25979. Ces dessins sont réalisés à l’encre ou au crayon, quelquefois rehaussés de lavis. Jean-Pierre Babelon a été le premier à s’intéresser à ces dossiers de la Médiathèque concernant les restaurations d’Amboise, qu’il mentionne dans sa bibliographie en 2004 (op. cit.). Citons aussi inv. 25977, inv. 25978, inv. 25980 - essentiellement constitués par le fonds Ruprich-Robert – auxquels s’ajoutent d’autres documents regroupés dans les mêmes dossiers de conservation, comme la très belle aquarelle de 1873 par Ruprich-Robert (inv. 7137). Ces archives constituent un fonds extrêmement riche pour l’étude des restaurations du château d’Amboise au XIXe et au XXe siècles, et pour la connaissance du château. Il s’agit d’un important ensemble de dessins d’architecture, dont beaucoup sont annotés. Certains plans contiennent des indications précises sur l’occupation des pièces au XIXe siècle, et des mentions qui font référence à des époques antérieures, comme celle qui attribue à François Ier la construction de la pièce sur la tour des Minimes (plan des sous-sols par Ruprich-Robert (d’après Percier), daté de 1872, inv. 7144).
[22] Inv. 25979/11. Le document est daté et signé : "Dressé par l’architecte soussigné, Paris le 26 février 1896, G. Ruprich-Robert."
[23] Une lecture rapide pourrait donner à penser que le mot "escalier" est écrit au singulier et qu’il est suivi d’une virgule. Mais en regardant le reste de l’écriture, on s’aperçoit que Gabriel Ruprich-Robert forme ses "s" finales avec un trait descendant.
[24] L’un des premiers exemples se trouve à Poitiers, comme le remarque Jean Guillaume.
[25] Cf. entre autres exemples, vues de Rigaud, Lenfant, et l’élévation de 1873, avant restauration, de Ruprich-Robert.
[26] AN, 300 AP (I) 2015 A : archives privées de la Maison de France, restaurations du XIXe siècle.
[27] Catalogue vente Tajan 28 octobre 1994, n°41. Nous remercions André Peyrard de nous avoir signalé ce document.
[28] Vue de la ville d’Amboise, mine de plomb avec rehauts d’aquarelle, avant 1690, d’après Laure C.-Starcky, Paris, Mobilier national, dessins de Van der Meulen et de son atelier, Paris, 1988, p. 109. Nous remercions Jean Guillaume de nous avoir signalé ce document.
[29] Il s’agit d’une pierre du jambage de l’ancienne porte que nous avons déjà mentionnée.
[30] Nous remercions Pierre Aquilon pour cette retranscription, réalisée à partir d’un estampage que nous avions effectué en 2005.
[31] La pierre sur laquelle est gravée l’inscription est un bloc de tuffeau, ni le matériau ni les dimensions ne correspondent à un élément de pierre tombale.
[32] "Les Forges près Chinon, novembre 1480. Lettres patentes de Louis XI portant don à son conseiller et chambellan Jacques de Saint-Benoît, écuyer, capitaine de la ville d’Arras, pour le rémunérer de la somme de 800 écus d’or a lui due par le roi pour l’achat de quatre prisonniers de guerre qu’il avait vendus audit roi, du droit de haute, moyenne et basse justice dans les paroisses de Brétigny, Marolles-en-Hurepoix, Saint-Michel (près Montlhéry) et Stains (près Gonesse)", X1A 8606, d’après Henri Stein, Inventaire analytique des ordonnances enregistrées au parlement de Paris jusqu’à la mort de Louis XII, Paris, Imprimerie Nationale, 1908, p. 79.
[33] "142 - 1485, 28 juillet. Titre nouvel par Noël Delaporte, laboureur à Gentilly, pour trois quartiers de Terre en ce lieu, chargés de 3 s.p. de rente envers noble Françoise de Marigné, femme en secondes noces de noble Imbert Luillier, seigneur de Corbeilles et de la Motte-d’Égry, clerc des comtes, et envers noble Guyon de Saint-Benoît, fils de son premier mariage avec Jacques de Saint-Benoît".
"1163 - 1491, 14 juillet. Procuration donnée par Imbert Luillier et Françoise de Marigné, sa femme, ayant la garde de noble Guyon de Saint-Benoît, fils de Françoise et de Jacques de Saint-Benoît, décédé, à Gaultier Féron, Jean Hay, prêtre, curé de Ronquerolles, Jean Borames, prêtre, Guillaume Duplesseys, Robert Delaplace, Jean Loroy, prêtre, Jean Toffu, Robert Lermite, Willequin Depoully, Jean Picquet, Antoine Conflans et Guyon Letirant, son neveu, écuyer, seigneur de Chaudry, pour les représenter en justice".
[34] "1846. - 1493 (n.st.), 25 février. Acceptation par noble FM, veuve d’IL, seigneur de la Motte-d’Égry, et de Jacques de Saint-Benoît, seigneur de Brétigny, de l’offre faite par Pierre d’Hangest, écuyer, seigneur de Lamecourt, de payer un droit de relief pour le fief d’Argenlieu mouvant de la seigneurie de Nourard-le-Franc qui lui appartient".
[35] Hypothèse avancée par Jean-Pierre Babelon.