Égyptiens et Égyptiennes à la Cour et à la Ville : la trace gitane sous Louis XIV
François Moureau
Comment citer cet article :
François Moureau, "Égyptiens et Égyptiennes à la Cour et à la Ville : la trace gitane sous Louis XIV", dans : Le Théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUPS, 2005, 584 p. (coll. « Imago mundi » 11). Extrait de livre édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er novembre 2009 (https://cour-de-france.fr/article1341.html).
Les travaux de François de Vaux de Foletier sur l’histoire des gens du voyage en France [1] ont montré la grande méconnaissance de ces populations errantes de la part d’une société fondamentalement rurale et attachée au seul sol qui l’avait vu naître. La marginalité de ceux que nous appelons des « gitans », des « tsiganes », des « roms » ou « romanichels », des « bohémiens » et que les contemporains de Louis XIV nommaient des « Égyptiens » engendra l’une de ces peurs dont Jean Delumeau a suivi le développement depuis le Moyen Âge [2]. Étranger ou « étrange » absolu, cet être venu d’on ne sait où et dont l’Égypte, patrie mythique des sciences secrètes et des pratiques diaboliques – une anti Terre sainte – ne pouvait être que le berceau, servait de repoussoir à une société qui voyait dans le mouvement et le refus de la sédentarisation le signe d’une défaillance morale, voire le véhicule d’une peste sociale. L’errance ne se conçoit que balisée par un ordre qui le justifie, compagnons du Tour de France ou pèlerins. La troupe de comédiens qui entre au Mans à l’ouverture du Roman comique (1651) [3] est représentée par Scarron comme une troupe de bohémiens ; ce n’est pas un hasard si la charrette lourdement chargée comme « une pyramide » et le comédien Le Destin coiffé d’« une manière de turban » évoquent l’une des suites les plus célèbres de Jacques Callot, les Bohémiens, quatre eaux-fortes gravées en Lorraine et datées de 1622 (Meaume 667-670 ; Lieure 374-377), précédant immédiatement la série des Gobbis ou des bossus et suivies de la série des Gueux. Les lettres en vers des Bohémiens renvoient clairement à cette marginalité inquiétante fondée sur une déshumanisation des personnages représentés – hommes, femmes et enfants couverts comme les animaux de trait d’un bric-à-brac ridicule :
Ne voilà pas de braves messagers
Qui vont errant par pays étrangers ?
[…]
Ces pauvres gueux pleins de bonnes aventures
Ne portent rien que des choses futures.
[…]
Vous qui prenez plaisir en leurs paroles,
Gardez vos blancs, vos tétons, et pistoles.
[…]
Au bout du compte, ils treuvent pour destin
Qu’ils sont venus d’Égypte à ce festin.
Chez un autre Lorrain, Georges de la Tour, qui s’inspire pour ce thème de la tradition caravagesque, la « diseuse de bonne aventure » intervient, dans la société policée de ses jeunes gens naïfs, comme l’élément dramatique qui signe le double registre de scènes d’apparence anodine [4]. De même que le brandon incandescent ou la lanterne éclaire la réalité humaine de l’enfant souffleur ou la transparence extatique du regard de la Madeleine ou de sainte Irène soignant Sébastien, la « diseuse de bonne aventure » [5], l’Égyptienne de La Tour rend évident que ces artistes, que la critique moderne a nommé les « peintres de la réalité » du XVIIe siècle, sont en fait des peintres de l’invisible, de ce qui se cache derrière le miroir réfléchissant du monde ; on notera cependant, dans ce tableau représentant quatre « Égyptiennes », l’effet baroque – « étrange » - des costumes, des accessoires brodés et des bijoux portés par ces femmes : cette mode « à l’égyptienne » ne manquera pas de se retrouver sur les scènes de l’Âge classique. Mais de cette Égypte mythique [6], dont un père Athanase Kircher fut, au Collegio romano de la Compagnie de Jésus, l’architecte babélien, le théâtre n’a retenu que fort peu de choses. Il n’en a pas retenu, non plus, l’aspect le plus négatif fondé sur le refus de l’autre et de sa différence dont témoignent les dictionnaires du temps, au premier rang desquels celui de Furetière (1690), réservoir sans second de formules répandues dans le public et que celui de l’Académie (1694) n’osera pas reproduire :
BOHEMIEN […] se dit de certains gueux errants, vagabonds et libertins qui vivent de larcins, d’adresse, et de filouterie, qui surtout font profession de dire la bonne aventure au peuple crédule et superstitieux. Les Bohémiennes dansent agréablement des sarabandes. [Évoquant leur apparition à Paris en 1427 :] Ils avaient les oreilles percées, où pendait une boucle d’argent. Leurs cheveux étaient très noirs et crêpés ; leurs femmes très laides, sorcières, larronnesses, et diseuses de bonne aventure. […] Par ordonnance des États d’Orléans de l’an1560, il fut enjoint à tous ces imposteurs sous le nom de Bohémiens ou Égyptiens de vider du Royaume à peine des galères.
En effet, ce qui caractérise l’Égyptien ou le Bohémien de théâtre est sa complète indépendance par rapport à son image sociale. Il est littéralement vidé de sa substance sociologique à l’instar du « marinier » ou du « berger » qui sont de pures abstractions dramatiques. L’Égyptien apparaît très tôt, non dans le théâtre parlé, mais dans les ballets de Cour où il concourt avec d’autres figures exotiques, tels les « Américains », les « Indiens » et autres représentants des continents, à élargir un espace mythique fait de fantaisie et couleur locale très stéréotypée. De son image sociale, les spectacles conservent de l’Égyptien son goût pour la musique et pour la danse – belle aubaine pour les librettistes – et la singularité de ses habits mi-haillons mi-extravagance – nouvelle aubaine pour les costumiers de théâtre. Il nous manque de nombreux livrets pour la première moitié du XVIIe siècle, mais le peu que l’on conserve de ces sujets comiques, burlesques ou exotiques situe les Bohémiens davantage dans cet univers que dans celui du théâtre parlé des scènes parisiennes. Ce sont dans les ballets royaux dansés par le jeune Louis XIV que l’on retrouve les « Égyptiens » joués par la fine fleur de la Cour.
Dans le Ballet royal de la nuit composé en 1653 par Isaac de Benserade – maître de cérémonie de ces exercices -, le jeune Roi de quinze ans danse une « Heure », et les ducs de Joyeuse et d’Anville représentent deux des quatre Égyptiens et des deux Égyptiennes de la Première Partie du ballet consacrée au début de la soirée, entre six et neuf, quand les coupeurs de bourse s’apprêtent à partir en expédition [7] : la déconnexion totale entre réalité sociale et transposition scénique est ici particulièrement manifeste ; elle permet de représenter la « cour des miracles » (XIVe Entrée) au milieu de la … Cour ; le monde à l’envers, en quelque sorte, mais sans autre prétention que ludique. Bien plus, pour le Ballet royal des plaisirs (1655) de Benserade, c’est le Roi lui-même qui campe, dans la XIIe Entrée, un « Égyptien » en compagnie de cinq des plus galants seigneurs de sa Cour, dont encore d’Anville. Cette Entrée clôt les « délices de la campagne » par des réflexions libertines et cyniques sur la « bonne aventure » et l’art de « couper la bourse », formules largement équivoques [8]. Elle annonce l’apparition du Roi en « Débauché » dans la seconde partie du ballet. Cela a-t-il une signification ? On pourrait le supposer, tant Benserade aime mettre dans la bouche de ses interprètes des allusions à leurs tares physiques ou à leurs mœurs dissolues. Ce Roi adolescent qui n’a pas encore goûté les plaisirs, mais qui vient de vivre la terrible expérience humaine de la Fronde, trouve dans ces jeux de quoi méditer sur le kaléidoscope social. Il ne reparaîtra plus guère dans cet univers, et de « Bohémiennes », nous ne trouvons plus que les quatre du Ballet royal de l’Amour malade (1657) de l’inévitable Benserade, où celui-ci les fait « tromper » dans la IXe Entrée [9], juste retour d’à trompeur trompeur et demi. C’est alors que Lully intervient dans la confection des ballets ; les livrets de Benserade, sans perdre totalement leur double registre satirique, s’orientent alors, pour honorer celui que l’on nomme déjà « le plus grand roi du monde », vers des allégories pompeuses et des silhouettes mythologiques où la « réalité » - même vidée de son sens - n’a rien à démêler.
Les deux « Égyptiennes » jouées par Mlles Béjart et de Brie dans le Mariage forcé (1668) de Molière et Lully réintègrent cet emploi dramatique dans l’une de ces scènes à faire dont le style comique italo-français avait le secret (sc. 6) : la « bonne aventure » sollicitée par Sganarelle de ces deux joueuses de tambours de basque concerne, à la Panurge, le destin supposé de son futur mariage. Molière crée une scène éblouissante où les deux Égyptiennes dansent un charivari endiablé autour de leur victime. Si le procédé n’est pas neuf, il a du moins le mérite d’être efficace et conforme à l’esprit de ce type dramatique. De fait, la première version de la pièce, une comédie-ballet en trois actes qui ne fut pas imprimée (1664), mais dont nous possédons le livret [10], indique que le Roi parut à la 3e Entrée qui concluait le deuxième acte : il dansa un rôle d’Égyptien en compagnie du marquis de Villeroy et de quatre « Égyptiennes » - des travestis féminins endossés, pour trois d’entre eux, par des danseurs professionnels. Le divertissement se rattachait à la scène de « bonne aventure » citée plus haut : les Égyptiens étaient chassés par Sganarelle à la suite de la prédiction de son « cocuage » futur. Archaïque, à la fois du point de vue dramaturgique et chorégraphique, cette scène ne sut pas dépasser le résumé imprimé, un minimum pour les spectacles de Cour. Dorénavant, Molière se limita à employer les « Égyptiens » dans les divertissements conclusifs, sans qu’ils aient la moindre spécificité dramatique : duo de galanterie assez plate et des « plaisirs innocents » pour Monsieur de Pourceaugnac (1669, III, 8), « sarabande » chantée et dansée par trois « Bohémiennes » pour une reprise du Mariage forcé (1672) par Marc-Antoine Charpentier, « Égyptiens et Égyptiennes vêtues en Mores » du second intermède du Malade imaginaire (1673) par le même musicien. Seule la Zerbinette, « crue Égyptienne » des Fourberies de Scapin (1671), a quelque chose d’un personnage de théâtre : humour, vivacité et esprit de décision ; elle sait manœuvrer le malheureux Géronte et évoquer en passant une origine romanesque :
La destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes qu’on appelle Égyptiens, et qui, rodant de province en province, se mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d’autres choses (III, 3).
Mais, mis à part la vulgate morale attribuée aux Égyptiens, l’emploi de Zerbinette annonce les Colombines italiennes et n’intègre rien de ce qui aurait pu être une sensibilité « exotique ».
Ces quelques images fugitives où un Roi endossait la défroque des plus méprisés de ceux qui n’étaient pas même ses sujets ne reparaîtront jamais sur les scènes de la Cour. Dans les Peines et les plaisirs de l’amour (1672) de Gilbert et Cambert, une pastorale jouée au Jeu de Paume de la Bouteille, on note dans le Prologue une utilisation politique singulière des « Égyptiens », qui représentent les « Nations » dansantes en compagnie des « Espagnols », des « Indiens » et des « Maures » : pour ces deux dernières aussi, ce sont des notions extrêmement brouillées et équivoques sur les scènes contemporaines. Les « Égyptiens » sont alors transformés en types dansants interchangeables à la coloration nettement exotique, mais sans localisation précise, à l’instar des « Indiens » ou les « Maures », défroques vaguement orientales. Ils sont néanmoins choisis parmi les « Nations » et commis dans ce Prologue à l’éloge dansé du « roi victorieux ». Étrangers par excellence et citoyens de partout tout en étant sujets de personne, les « Égyptiens » représentent à eux seuls une partie de la planète adorant « le plus grand Roi du monde ». Ces flatteries ne suffirent pas à sauver l’entreprise de Perrin et Cambert de l’ambitieux et habile Florentin qui créait l’Académie royale de musique [11]. L’orientation que Lully lui donne immédiatement avec l’aide de Quinault vers la tragédie en musique, à sujet antique ou romanesque à l’italienne élimine naturellement les emplois chantés et dansés de la tradition du ballet de Cour. C’est lorsque Lully renoue, très provisoirement, avec la comédie-ballet à sujet contemporain, souvent reprise d’anciens succès, que les « Égyptiens » paraissent à nouveau sur la scène. Dans le Carnaval mascarade de 1675, composé de dix entrées indépendantes à la manière des ballets de Cour, Lully reprend la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme et produit en 7e Entrée deux airs galants passe-partout interprétés par « une Égyptienne dansante et chantante, accompagnée de quatre Bohémiennes jouant de la guitare, quatre Basques jouant des castagnettes, et quatre Égyptiens jouant des guitares ». Comme on le voit, les types dramatiques sont, dans ce cas, choisis en fonction de la coloration instrumentale recherchée et non en rapport avec leur statut dramaturgique. Une autre manière de gérer ces silhouettes opératiques se retrouve dans les deux seules tragédies lyriques de Lully et de son librettiste où ils font intervenir des « Égyptiens ». Le « Chœur et troupe des peuples d’Égypte » de la tragédie d’Isis (1677) est évidemment en situation dans ce sujet pour partie égyptien dont le décor du dernier acte « représente les rivages du Nil, et l’un des cataractes par où ce fleuve tombe, et se précipite dans la mer »(sic). Outre cette fusion singulière entre la Haute et la Basse Égypte, la couleur locale est totalement absente dans un chœur final dominé par le panthéon grec : ces Égyptiens ne le sont pas plus que leurs cousins dits de Bohème. Diffusion dans l’économie générale du spectacle, utilisation chorégraphique et lyrique, voire musicale sans autre caractère : le destin des « Égyptiens » est, comme celui des déités, faunes, nymphes et bergers variés, d’être instrumentalisé, en fonction des besoins d’un type de spectacle où les scènes à faire de convention l’emportent le plus souvent sur une intrigue vite expédiée. Accompagnant le roi Mérops et sa fille Libie, les « pasteurs égyptiens » et les « bergères égyptiennes » de Phaéton (1683) n’ont pas d’autre fonction. Comme pour les « Indiens » d’opéra, l’équivoque de sens [12] contribue à rendre encore moins visible ces marionnettes agitées par les mains expertes de Quinault et de Lully.
C’est grâce au nouveau genre créé dans les dernières années du siècle, l’opéra-ballet, que l’on voit revenir les Égyptiens. Abandon partiel de sujets à l’antique, retour à la technique de l’entrée, multiplication des parties dansées : ces caractères propres à l’opéra-ballet rappellent le ballet de Cour et amenèrent assez naturellement la réutilisation des types dramatiques qui y étaient liés. L’archétype qu’est l’opéra-ballet des Saisons en 1695 réinstalle les « Égyptiens » dans leur position initiale. L’abbé Pic, librettiste de Collasse, confie à « une troupe de Bohémiens et de Bohémiennes » une partie dansée dans le divertissement final de la 4e Entrée, où les saisons se réconcilient sous l’autorité d’Apollon. La renaissance des « Égyptiens » ne sera complète qu’avec la pastorale héroïque d’Issé (1697) d’Antoine Houdar de la Motte et d’André Cardinal Destouches, qui renouvelle un autre genre alors tombé en désuétude. La Motte, qui venait de triompher avec le parangon de l’opéra-ballet, l’Europe galante – hélas sans Bohémien ! - ; introduit une Égyptienne chantante accompagnée d’une troupe d’Égyptiens et d’Égyptiennes qui réintroduit la structure scénique du ballet de Cour liant partie lyrique et partie chorégraphique autour d’un même type dramatique. L’invraisemblance du finale se déroulant dans la Grèce antique et la Forêt de Dodone, et qui fait se réunir, sous l’inévitable autorité d’Apollon, Européens, Américains, Chinois et Égyptiens – qui semblent représenter l’Afrique – n’empêcha pas le succès de ce joli monstre musical et chorégraphique que l’on retrouve jusqu’au théâtre des Petits Appartements de Madame de Pompadour où l’on joua en 1749 une version destinée à la favorite qui brillait dans le rôle-titre, mais d’où les Égyptiens avaient disparu à la suite d’une malencontreuse réfection du finale [13]. Dans l’« Avis » du ballet des Fêtes galantes (1698), Duché de Vancy se disculpe d’avoir imité le triomphe de l’année précédente, cette Europe galante de Campra d’où les Égyptiens étaient absents. Pour Destouches, Duché ne fit pas faute de faire accompagner Idas, prince de Toscane, d’une suite de Bohémiens et de Bohémiennes ! À défaut de couleur locale, ces aimables danseurs, d’ailleurs accompagnés d’Américains, fournissaient un spectacle bariolé qui était sans doute le premier but recherché (I, 5). Il était clair que les « Égyptiens » et leurs variantes étaient indispensables aux divertissements des opéras-ballets. Indispensables et interchangeables avec d’autres défroques exotiques tout aussi mal définies. Profitant des fantaisies d’institution de ce genre de fête dans le sein de la Sérénissime, Jean-François Regnard fait se côtoyer dans le Carnaval de Venise (1699) une « troupe de Bohémiennes, d’Arméniens et d’Esclavons » avec des castelans [14], des barcarolles et des masques variés : tout ce monde chante dans un italien assez convenable (I, 4).
C’est peu de dire que les « Égyptiens » deviennent indispensables ; n’ayant plus aucune fonction dramaturgique, les librettistes les emploient un peu au hasard, avec des Indiens, des Persans et des Grecs dans Marthésie, première reine des Amazones (1699) de La Motte et Destouches où ils ne sont, de toute évidence, pas nécessaires (IV, 4). Ici éventuellement, il pourrait s’agir de véritables Égyptiens destinés à orner la statue de l’Amazone victorieuse. On clora cette enquête dans le répertoire du « style Louis XIV » par un retour au maître et surintendant de la musique du prince dont les Fragments de M. de Lully, ballet compilé en 1702 par Antoine Danchet et André Campra, offrent une magnifique 4e et dernière Entrée aux Bohémiens : en solo ou en chœur, ils y chantent, nostalgiques, des extraits des anciens ballets de Cour du Florentin, Ballet des Muses, Ballet des Amours déguisés et Ballet d’Alcidiane : un retour à des plaisirs adolescents que le musicien avait partagés avec son royal premier danseur. Cette résurrection reprise en 1708 marque la fin d’un cycle auquel les lustres suivants n’apporteront rien de nouveau, qu’un peu de redite pour des silhouettes de plus en plus convenues.
Le renouveau viendra une nouvelle fois d’Italie, et de ces « Bouffons » à qui l’Académie royale fit un si fâcheux accueil. C’est, en effet, le 19 juin 1753 qu’ils présentèrent, dans le temple du style français, un intermède en deux actes de Rinaldo da Capua, la Zingara, dont les archives de l’Opéra conservent une partition manuscrite [15]. Le duc de la Vallière signale une traduction du livret italien en prose française sous le titre de la Bohémienne [16], qui fut publiée la même année à Paris [17]. Une autre adaptation en vers français mêlés d’ariettes fut donnée à la Cour par le spécialiste incontesté du genre, Charles-Simon Favart : créée en juillet 1755, cette production fut reprise en décembre « devant Leurs Majestés » - si l’on en croit la page de titre [18] -, puis en février 1756. La jolie Mme Favart interprétait le rôle de Nise, la Bohémienne sans scrupule qui voulait faire une fin en épousant le vieux marchand Calcante : filouterie traditionnelle à ses pareilles, si l’on en croit la vulgate dramatique développée plus haut, et qui rappelait le canevas cynique de la Serva padrona de Pergolèse, parangon du style italien dans la Querelle des Bouffons. Mais Louis le Bien-Aimé n’avait, comme on le sait, ni le goût des ballets ni même celui des spectacles. L’histoire future des Égyptiens et des Bohémiens de théâtre ne se fit plus désormais à la Cour.
François Moureau
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages (CRLV)
Notes
[1] Mille ans d’histoire des tsiganes, Paris, Fayard, 1970 ; Les Bohémiens en France au 19e siècle, Paris, J.-C. Lattès, 1981.
[2] La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle : une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978.
[3] Première Partie, Chapitre premier.
[4] François de Vaux de Foletier, « Georges de la Tour et le thème de la bonne aventure », Le Pays lorrain, 1973, n° 2, p. 91-94, ill.
[5] New York, The Metropolitan Museum of Art, Rogers Found. Ce tableau est inspiré de l’œuvre homonyme du Louvre par le Caravage (vers 1594).
[6] Chantal Grell éd. L’Égypte imaginaire de la Renaissance aux Lumières, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001.
[7] Œuvres, Paris, Ch. de Sercy, 1697, t. II, p. 27-28 (8e Entrée).
[8] Ibid, p. 127-129.
[9] Ibid., p. 180.
[10] Le Mariage forcé, ballet du Roi, dansé par Sa Majesté, Paris, Robert Ballard, 1664.
[11] Pour une vision détaillée de la programmation de l’Académie royale de musique sous Louis XIV, voir le dictionnaire de Spire Pitou, The Paris Opéra. An Encyclopedia of Operas, Ballets, Composers, and Performers. Genesis and Glory, 1671-1715, Westport, London, Greenwood Press, 1983. On y joindra pour l’esthétique des spectacles, l’ouvrage de Robert Fajon, L’Opéra à Paris du Roi Soleil à Louis le Bien-Aimé, Genève-Paris, Slatkine, 1984. Nous citons les livrets d’après le Recueil général des opéras, Paris, Christophe, puis J.-B. C. Ballard, 1703-1745, 16 vol. in-12.
[12] La tragédie en musique de la fin du siècle remplace à l’occasion ces Égyptiens par des « Éthiopiens », nation africaine connue par le prêtre Jean et représentant plus généralement la descendance de Cham : (Persée (1682) de Quinault et Lully, Thétis et Pelée (1689) de Fontenelle et Collasse, Théagène et Chariclée (1695) de Duché de Vancy et Desmarets). Dans Phaéton, les deux peuples cohabitent encore.
[13] Issé, pastorale héroïque représentée devant le Roi, sur le théâtre des Petits Appartements à Versailles, sans prologue, « Imprimé par exprès commandement de Sa Majesté », 1749 : révision en cinq actes. Le finale se terminait par une chaconne (mention manuscrite portée sur l’exemplaire de l’auteur).
[14] Note du texte (III, 4) : « Les Castelans et les Nicolotes sont deux partis opposés dans Venise, qui donnent pendant le carnaval, pour divertir le peuple, un combat à coups de poings pour se rendre maîtres d’un pont ».
[15] Théodore de Lajarte, Bibliothèque musicale de l’Opéra, Troisième Livraison, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1876, p. 230.
[16] Ballets, opéras et autres ouvrages lyriques, Paris, Cl. J.-B. Bauche, 1760, p. 242.
[17] La Bohémienne, intermède en deux actes […] représentée par l’Académie royale de musique en juin 1753 […] Gravée par le Sr. Hue, Paris, Aux Adresses ordinaires, [1753], 106 p. (BnF, Musique et Opéra].
[18] La Bohémienne comédie en deux actes en vers mêlée d’ariettes, traduite de la Zingara, intermède Italien, Paris, Vve Delormel et fils, Prault fils, [1757], 95 p. (BnF, Musique et Opéra). La musique des dix-sept numéros d’ariettes y est reproduite.