Les diplomates italiens, observateurs et conseillers artistiques à la cour de François Ier
Marc H. Smith
Comment citer cette publication :
Marc H. Smith, "Les diplomates italiens, observateurs et conseillers artistiques à la cour de François Ier", Histoire de l’art, n° 35-36, 1996, p. 27-37. Article réédité en ligne sur Cour de France.fr le 1er décembre 2010 (https://cour-de-france.fr/article1689.html).
[Page 27 de la première édition]
« In tera di ciehi, beato a chi v’à uno olglio ! »(Au pays des aveugles, les borgnes sont rois.)Antonio Mini à Michel-Ange, Lyon, 9 mars 1531 [1].
On sait depuis longtemps combien étroitement les échanges artistiques ont été à la Renaissance liés aux ambitions politiques et aux relations diplomatiques, et quelle fut leur intensité entre la France et l’Italie [2]. On a surtout insisté sur le cas de Florence, dont les artistes répandirent d’abord en Italie le prestige de Laurent le Magnifique ; après 1494, la République puis, de nouveau, les Médicis marquèrent aussi leur bonne volonté à l’égard des « barbares » transalpins par le don d’œuvres d’art importantes, destinées à constituer notamment l’un des noyaux de la collection royale française de peinture italienne [3]. Nombre d’autres envois prestigieux ont été identifiés à la même époque, en provenance de Milan, de Rome, de Venise, de Mantoue… Ils s’ajoutent aux acquisitions que les Valois firent de leur propre initiative, des pillages de Charles VIII aux achats grassement payés par François Ier. Tout cela répondait à un indéniable goût personnel des rois et, par imitation, de leurs courtisans, mais aussi aux mécanismes puissants de l’émulation entre les cours : les arts et les lettres, la pompe et le goût, la valeur chevaleresque et la distinction mondaine étaient les atouts majeurs et indissociables du jeu très sérieux où s’affrontaient les princes, et dont l’enjeu était la « réputation » [4] ; le camp du Drap d’or en offre dès 1520 le témoignage le plus éclatant. Quant au poids donné à l’Italie dans les orientations culturelles des Valois, il avait tout aussi bien un sens politique évident : en achetant des tableaux italiens, en s’entourant de lettrés italiens, en faisant danser à ses courtisans des danses lombardes en vêtements lombards, le vainqueur de Marignan, plus manifestement encore que ses prédécesseurs, se posait en prince italien.
Dans la circulation des œuvres d’art qui, entre la France et l’Italie, se fait alors très majoritairement du sud vers le nord, le rôle pratique des ambassadeurs est depuis longtemps connu : ce sont eux qui transmettent les demandes, eux qui reçoivent les envois et les présentent solennellement aux souverains ou à leurs plus puissants serviteurs ; eux enfin qui, grâce aux correspondances qu’ils échangeaient dans ces occasions, nous offrent aujourd’hui une de nos sources documentaires les plus précieuses sur l’histoire de la création et de la circulation de beaucoup d’œuvres, célèbres ou moins connues, voire perdues. Mais l’histoire de l’art, dans ses recherches positivistes sur les œuvres, a sans doute trop négligé la part personnelle prise par ces agents dans de tels échanges, en les cantonnant dans le rôle de la valise diplomatique.
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Certes, dans beaucoup de cas ils ont eu essentiellement un rôle passif, de relais des souhaits et des décisions émis par de plus puissants qu’eux, qu’il s’agît de déterminer le type d’objet à offrir, le nom de l’artiste à qui passer commande, ou le choix d’un sujet iconographique. Mais dans bien des occasions aussi ils ont joué un rôle de communication active qui, quoique discret, mérite par lui-même d’être étudié. Ce rôle est lié à leur fonction d’observation et d’information, parfois de conseil en matière artistique comme dans d’autres domaines ; il repose à la fois sur leur culture personnelle et sur la connaissance qu’ils ont acquise des hommes et des situations auprès des cours où ils séjournent. Une compétence artistique proprement dite, exprimée dans un langage toujours plus pertinent, apparaît bien au début du XVIe siècle, et de manière croissante, en Italie, dans les correspondances de diplomates et d’autres fonctionnaires chargés de négocier avec des artistes, d’acheter tableaux modernes ou statues antiques. Les traités théoriques sur l’ambassadeur, publiés à partir des années 1540, exigeront aussi de lui des connaissances artistiques, en dessin et en architecture, parmi bien d’autres qualités intellectuelles et mondaines [5].
Par sa position et ses compétences, l’ambassadeur était appelé à être un intermédiaire essentiel dans le dialogue des princes, et un interprète plutôt qu’un organe de transmission inerte. Comme informateur il servait certes son maître, mais il était aussi le héraut de la réputation de la cour où il se trouvait, un héraut plus ou moins complaisant, selon son jugement et ses goûts personnels, son degré d’esprit critique, voire ses a priori politiques. Et par les conseils qu’il était parfois appelé à donner, de part et d’autre, sur le choix d’un artiste ou d’un sujet, il pouvait influer directement sur les décisions — ce serait une fiction, ou du moins une simplification trop commode, que de considérer les relations artistiques entre les cours comme un dialogue des seuls princes.
Les questions que nous appelons, sommairement, « culturelles » sont cependant pour les diplomates des préoccupations de second rang, subordonnées à leur mission politique, et il importe d’en saisir les enjeux précis pour savoir ce qu’on peut attendre des dépêches. En d’autres termes, que nous apprennent-ils du poids politique réel des relations « culturelles » ?
Le choix même de l’objet de ses observations est dicté à l’ambassadeur (souvent expressément dans les quelques feuillets d’instructions dont il est muni à son départ) par les nécessités propres à l’État qu’il représente. Aussi la nature de ces observations varie-t-elle selon l’origine géographique des diplomates, la nature des régimes qui les envoient et l’ampleur de leurs horizons politiques.
Il est caractéristique que les envoyés des cours princières de Ferrare et Mantoue aient pour la vie de la cour de France une curiosité incomparablement plus vive et variée que ceux des grandes puissances, Rome et Venise. Le contraste est surtout frappant pour les relations de cérémonies et de fêtes : aux premiers il est recommandé d’exercer une curiosité systématique, non seulement pour les grandes solennités traditionnelles de la monarchie, mais pour le moindre divertissement chevaleresque [6]. Leurs relations de fêtes, souvent fort détaillées, énumèrent volontiers non seulement les noms de tous les principaux participants, mais encore le déroulement de la journée, l’invention des décors et surtout, avec un luxe de précisions, la richesse des vêtements : qualité des étoffes, coupes, couleurs, broderies, etc. Quand ils peuvent s’en procurer, ils joignent les livrets français correspondants, imprimés ou manuscrits [7]. Au-delà d’un ton qui est le plus souvent d’émerveillement courtois, on cueille aussi dans les dépêches des remarques critiques particulièrement précieuses pour appréhender les différences entre les styles des différentes cours. À Florence, quoique dans une moindre mesure, semble-t-il, les Médicis eurent pour la vie de la cour française une curiosité comparable, animée par la francophilie traditionnelle de la ville du Lys et justifiée par les liens familiaux ; la cour de France fut un des modèles dont s’inspira celle de Côme Ier.
Le Saint-Siège et la Sérénissime avaient de tout autres soucis. Nonces et ambassadeurs vénitiens sont bien plus exclusivement concentrés sur leur travail proprement politique. Les Romains se préoccupent avant tout d’affaires ecclésiastiques et religieuses. Les Vénitiens, dont la diplomatie traite d’enjeux aux dimensions de l’Europe et de la Méditerranée, ne perdent pas non plus de temps aux sujets frivoles de la vie de cour : s’ils mentionnent en deux lignes une cérémonie officielle, baptême, mariage ou autre, c’est presque toujours en se gardant expressément de « tediare » ou « fastidire » (ennuyer) la Seigneurie avec des détails superflus [8]. Ce n’est pas par manque de curiosité personnelle, mais bien par une convention professionnelle de la République : les correspondances privées d’ambassadeurs ou de marchands vénitiens, comme
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celles qu’on trouve fréquemment transcrites dans les Diarii de Sanudo, sont tout aussi riches que d’autres en admiration et en détails sur les cérémonies de cour.
Dans la relation entre une cour et ses propres émissaires, enfin, il faut insister sur la variété des personnes en cause. En réalité, les intermédiaires peuvent être plusieurs simultanément, et les destinataires de leurs lettres ne se limitent pas non plus à la seule personne du prince — même si malheureusement, on a perdu la plupart de celles, privées, qui ne s’adressaient ni à la famille régnante ni aux plus hauts fonctionnaires. L’ambassadeur en titre a un entourage plus ou moins nombreux et fluctuant, qui écrit aussi, et qui raconte au retour ; les lettres de ces personnages secondaires, d’où la politique est sévèrement bannie, sont limitées aux aspects anodins de la cour, c’est-à-dire, souvent, à l’anecdote, et ce sont parfois pour l’historien d’aujourd’hui les plus intéressantes [9]. Quant aux destinataires des lettres, leur identité influe aussi sur le contenu des textes, comme on le constate quand on peut comparer plusieurs témoignages sur un même événement (surtout si ce sont des lettres de la même plume). On s’aperçoit ainsi qu’à Mantoue, par exemple, Isabelle d’Este ne recevait pas d’une fête ou d’une visite de cérémonie le même récit que le marquis François son époux, et qu’on lui prodiguait plus facilement des détails concrets : outre un hommage à la personnalité propre de la marquise, l’une des lumières, on le sait, de la vie mondaine et de la mode de son temps, il y a là certainement un reflet de l’idée que l’on se faisait de la manière d’écrire à une dame, manière moins empesée que celle que l’on adopte pour son mari, et propre à satisfaire des curiosités plus frivoles.
Fêtes et modes
Les descriptions de fêtes étaient particulièrement attendues et lues avec avidité par les princes italiens [10]. Sans plus avoir la prééminence culturelle indiscutable qui avait été la sienne au XIIIe siècle, la cour de France, avec celle de l’empereur, représentait encore un modèle de faste dont il fallait se tenir informé. Les grandes pompes de la monarchie : couronnements, mariages, funérailles, offraient en outre, dans les rites et les symboles qui s’y déployaient, des aspects obscurs et exotiques qui justifiaient des relations particulièrement minutieuses ; mais il en allait de même pour beaucoup de fêtes plus courantes, où s’illustraient les traditions chevaleresques françaises, dont les princes guerriers italiens étaient aussi friands. Un certain nombre de dépêches relatives à des fêtes et cérémonies furent par exemple, à Mantoue, copiées et réunies en recueil, notamment celles, nombreuses et spécialement riches, sur le camp du Drap d’or en 1520 [11] (cette dernière occasion donna par ailleurs lieu à une prolifération sans précédent de documents à destination de l’Italie) [12]. De telles descriptions sont sans nombre, et on ne saurait les passer ici en revue. Cherchons seulement à dire en deux mots leur part dans le prestige international de la cour de France, et à illustrer l’importance du rôle des ambassadeurs à cet égard.
Ce qui se dessine implicitement dans les correspondances, c’est la conscience italienne d’une conception française du faste, où la consommation de prestige vestimentaire et alimentaire tient traditionnellement le premier rang, aux dépens de l’investissement culturel impérissable, sous forme de peinture, sculpture ou architecture. En somme, sous les termes mis à la mode par les humanistes, de « libéralité » et « magnificence », notions rationnelles pour les Italiens, se perpétuent en France la vieille « largesse » chevaleresque et ses excès. Ceux-ci atteignent leur sommet dans les fêtes de cour, célébrées soit à l’occasion des grands événements dynastiques, soit lors des réjouissances traditionnelles de l’hiver, de Noël au Carnaval, qui s’accompagnent fréquemment de mariages en nombre et de tournois.
Les Italiens eux-mêmes (les Florentins les premiers) ont certes porté à l’excellence, en ingéniosité et en perfection de réalisation, l’art des fêtes, et la cour de France a tiré parti, de Léonard à Primatice et au-delà, de leur talent. Mais les fêtes françaises se distinguent par d’autres caractères : beaucoup moins bien réglées et ordonnées dans leur déroulement, moins raffinées dans leur décor — que les correspondances, par conséquent, négligent très souvent —, elles l’emportent par le luxe écrasant que produit la rivalité des courtisans entre eux, et qui confine, aux yeux de beaucoup d’Italiens, à la « stravoganza ». Dès avant son accession au trône, dans une cour déjà coutumière du luxe des cérémonies, le jeune François d’Angoulême s’était fait remarquer à l’occasion pour sa dépense « excessivissima » [13]. La cour de France, « unica et excellentissima » parmi les cours en splendeur de vêtements d’après un Vénitien en 1515 [14], est tou-
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jours, à la fin du règne, « en richesse et en pompe la reine de toutes les autres cours » [15] ; « en conclusion, celui qui n’a pas vu la cour de France n’a assurément jamais vu ce qu’est la vraie grandeur » [16].
L’extravagance n’est pas que dans la dépense, mais aussi dans le style. Une réputation de fantaisie bizarre et changeante s’attachait depuis longtemps en Europe aux Français, et particulièrement au goût de leurs vêtements, et s’opposait à la gravitas italienne ou espagnole. Elle apparaît aussi dans l’art de cour ; dans les décors de Fontainebleau, sans doute, quintessence de l’interprétation italienne du goût français, mais aussi, mais surtout, dans les fêtes. Les bals masqués (« mascherate »), en particulier, fréquents au long du règne, semblent atteindre dans les années 1530 et 1540 des sommets d’étrangeté allégorique, mêlant la mythologie à d’obscurs symboles végétaux et animaux dignes de l’« automne du Moyen Age » [17] : un Ferrarais décrit, le 6 février 1541, non seulement le dauphin vêtu en Diane, hommage assez banal à sa maîtresse, mais encore le cardinal de Lorraine en tronc d’arbre, la tête couverte de lierre, le duc d’Orléans et cinq gentilshommes en gitans et gitanes, faisant jaillir de leur poitrine de l’eau parfumée, le cardinal de Ferrare et le roi de Navarre coiffés de vases contenant des palmes [18]… L’année suivante, le Mantouan Gambara, un esprit plus critique que la plupart, décrit presque avec écœurement la variété des masques, à la turque, à la grecque, à la bohémienne, mais devenus « si confus qu’on ne peut bien identifier leurs déguisements, et maintenant ils en ont fait de tant de manières qu’ils en sont blasés et ne savent plus quoi inventer de nouveau » ; seules trouvent grâce à ses yeux les dames élégamment vêtues à l’italienne [19]. Un mois après, il a la même réaction, mi-admirative mi-agacée, en assistant à une mascarade où « certains portaient sur la tête des moulins à vent, d’autres étaient en dauphin, d’autres en poule, d’autres en hippocampe, d’autres en Été ou en Hiver, d’autres en homard (« gambaro ») — à savoir le roi et le cardinal de Lorraine… » [20].
Rien n’est indiffèrent dans ces textes à première vue anecdotiques. Au-delà de la description analytique, et du désir de satisfaire à la requête du prince en l’informant de toutes les « minutie » de la cour [21], les comptes rendus de fêtes, de mascarades ou de tournois ne prennent tout leur sens que dans l’émulation incessante des cours, et c’est ainsi qu’il faut comprendre les jugements explicites, surtout quand ils sont critiques. Gambara, au service des Gonzague, vassaux désormais dociles de Charles Quint, fait plus volontiers la fine bouche que les Ferrarais depuis longtemps liés par leurs traditions culturelles, politiques et familiales à la cour de France. L’appréciation critique exprime parfois directement les rivalités, même sur les points les plus insignifiants. Ainsi, dans les premières années du règne de François Ier, les correspondants de l’élégante marquise de Mantoue ne perdent pas une occasion de la flatter en lui indiquant que le roi aime voir les dames de France se vêtir de robes à la mode lombarde, mais qu’elles ne les portent pas avec la grâce des Italiennes [22] ; ou encore que les parfums de la cour de France ne valent pas la « bona conposicione » dont Isabelle a le secret [23]. Le caractère sensible de ces sujets s’exprime bien dans une dépêche ferraraise de 1545 dont l’auteur, racontant un jeu de cannes (sport venu d’Espagne) tenu en présence du roi et médiocrement réussi, juge nécessaire de transmettre en chiffre son appréciation sur le modeste luxe mis en œuvre : « peu digne de la présence de Sa Majesté et peu honorable pour des fils de roi » [24].
L’expérience de l’ambassadeur à l’égard des status symbols en usage à la cour est plus précieuse que jamais quand un jeune prince ou une princesse doivent s’y rendre et qu’on sollicite son avis pour la composition du trousseau et de la suite. C’est alors que nous rencontrons les données les plus abondantes et précises sur les exigences vitales du paraître, dans la vie quotidienne comme dans les jours de réjouissances : sur la quantité et la qualité des vêtements, des armes ou des chevaux, le nombre et le rang social des domestiques de chaque catégorie, etc. [25]. Malheur à qui ne saurait tenir son rang (ou, au contraire, se rendrait odieux aux autres courtisans en paraissant plus qu’il ne devrait). Et sur ce point, la cour de France était particulièrement redoutable, les dépenses plus élevées que partout ailleurs, aggravées autant par les voyages incessants que par le fardeau des exigences vestimentaires et l’obligation de tenir table ouverte pour s’attirer les amitiés. Les ambassadeurs vénitiens eux-mêmes, sans être proprement astreints à la vie du courtisan, avaient droit dès le début du XVIe siècle à un salaire d’exception quand ils se rendaient en France [26]. Cela aussi contribuait à faire connaître au loin la cour des Valois comme la plus fastueuse d’Europe.
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En dehors des récits de fêtes, qui forment comme un genre à part entière dans les correspondances, les autres aspects de la vie artistique de la cour sont bien moins représentés, et on comprend assez aisément pourquoi. Si les diplomates qui exerçaient à l’intérieur de la Péninsule, en poste à Venise, Florence ou Rome, étaient à l’occasion chargés de missions de renseignement artistique, de recruter des artistes et d’acheter des œuvres modernes ou antiques, ce n’était pas en France qu’ils auraient pu trouver satisfaction. Dans les rares cas où il est question des peintres français, c’est pour en déplorer l’insuffisance, notamment quand on a besoin de faire faire un portrait. Un Florentin avait ainsi naïvement espéré en 1518 pouvoir faire réaliser en Auvergne un portrait de Madeleine de La Tour d’Auvergne, promise à Laurent de Médicis, duc d’Urbin, mais déchanta en voyant le résultat et dut attendre que la princesse vînt à la cour [27]. Dans le décor même des scènes qu’évoquent sommairement les dépêches, qu’il s’agisse d’une audience royale, d’un mariage ou d’une « entrée » solennelle, la peinture est fort rarement présente. On rencontre un peu plus souvent les tapisseries, avec quelques précisions éventuelles sur leurs sujets : d’origine flamande, elles sont d’une qualité plus digne de remarque. Mais en fait d’articles français réputés qu’on pût importer en Italie, on ne cite guère avec régularité que les musiciens, dont de nombreux jeunes castrats, et les ouvrages métalliques, notamment d’orfèvrerie [28].
Châteaux de France
Le seul art, au fond, où les ambassadeurs exercent plus fréquemment leur observation et leur jugement, c’est l’art le plus somptueux et le plus révélateur de la « magnificence » des princes : l’architecture [29]. La France avait dans l’architecture religieuse un prestige ancien, et dont la fortune, au XVIe siècle encore vive, offre un indice précieux des opinions artistiques du temps. On sait, on l’a même sans doute trop répété, que la Renaissance a été marquée par la condamnation du style gothique, identifié historiquement à l’époque de barbarie qui avait suivi la chute de l’Empire romain, et géographiquement à la France et à l’Allemagne. Or ce sont là des jugements polémiques, des positions de principe formulées par des théoriciens engagés, artistes ou architectes eux-mêmes ; le texte le plus célèbre est celui de Vasari. Ne retenir que ces malédictions, c’est négliger par exemple la fascination que conserva toujours sur l’opinion plus courante, en Italie même, le Dôme de Milan, sommet du gothique importé [30].
Cette relative tolérance, voire indifférence, aux définitions stylistiques, par rapport aux attraits immédiats des cathédrales gothiques que sont leur richesse, leur variété, leurs dimensions vertigineuses, la beauté de leur maçonnerie, se trouve pleinement confirmée dans les journaux de voyage italiens que l’on conserve pour les XVe et XVIe siècles, où s’exprime une admiration presque unanime pour ces monuments. Or les textes émanent aux quatre cinquièmes de diplomates ou de leur proche entourage [31]. Ils complètent donc opportunément les correspondances officielles (où les descriptions d’églises n’ont généralement guère de raison d’apparaître) et ils permettent de vérifier que la plupart des diplomates, même pourvus de la culture littéraire et artistique que supposent leurs fonctions et leur rang social — certains sont des humanistes renommés —, ont en réalité à l’égard des styles d’outremonts une attitude plus bienveillante qu’on ne le supposerait trop souvent, ou du moins dénuée d’a priori théoriques ou nationalistes trop prégnants.
Les églises constituaient la gloire traditionnelle, immémoriale, de l’architecture de France, inséparable du mythe du royaume du Très-Chrétien : un stéréotype. Les témoignages sur l’architecture contemporaine, celle de la Renaissance française, ont une tout autre valeur. Ce dont les princes tiennent à être informés, c’est de l’actualité artistique, et ils s’intéressent tout spécialement aux palais et villas de leurs rivaux, symboles les plus durables de prestige, de faste et de culture. L’émulation des cours entre elles et le souci d’être au fait des dernières nouveautés apparaissent clairement au XVe siècle dans la Péninsule, où les princes se procurent plans et dessins des plus récentes constructions. Mais la France n’avait encore aucune part dans ce jeu tout italien.
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La première construction française qui parût digne de curiosité, et même d’admiration, fut le château de Gaillon : en moins de dix ans, on en relève au moins cinq mentions dans des correspondances ou récits de voyage italiens, de la simple allusion à la description exhaustive. On connaît bien la lettre, d’une précision spectaculaire, que Jacopo Probo d’Atri, comte de Pianella, l’un des représentants les plus lettrés de la cour de Mantoue, adressa à Isabelle d’Este en 1510. Or il avait été précédé dès 1508 par un envoyé ferrarais, qui en avait fait un rapport à son duc, beaucoup plus bref, mais qui annonçait l’envoi d’un dessin commandé exprès à un peintre [32] ; ce dessin, malheureusement perdu, devait ressembler à celui de la collection Cronsted (Stockholm) ou à celui qui servit de modèle à une fresque contemporaine à Gaglianico en Piémont, autre témoignage de la célébrité du château normand [33]. Suivent en 1517-1518 les récits de voyage du cardinal Louis d’Aragon et d’un Milanais non identifié, avec des descriptions fort soigneuses, et une mention plus rapide chez le nonce Bibbiena [34]. Les premières lignes de Jacopo d’Atri méritent d’être rappelées [35] : « La principale occupation et vocation des nobles français (…) a toujours été les armes et la chasse (…). Aussi ont-ils montré peu d’intérêt pour les lettres et l’architecture, bien que l’on voie ce pays orné d’hommes savants et de riches et somptueuses églises… » L’hirondelle annonçait-elle le printemps ? Les châteaux qui suscitent une admiration comparable et des descriptions détaillées restent rares au XVIe siècle : ce sont les principales constructions de François ler, Blois, Chambord ou Fontainebleau.
Le plus souvent, comme en 1510 à Gaillon, les descriptions de châteaux sont des comptes rendus d’une visite proposée par le maître des lieux lui-même, d’un bâtiment très récemment construit ou décoré, voire encore inachevé : la nouveauté est vite périmée. Le « tour du propriétaire » est attesté depuis longtemps comme une des marques d’honneur qu’on pouvait témoigner à un invité de haut rang [36]. Quand l’occasion s’en offrait, c’était un prince en personne : François Ier fit ainsi visiter en détail le château de Blois au jeune Frédéric Gonzague en 1517 [37] ; beaucoup plus souvent, c’était un ambassadeur. L’honneur qui lui était fait rejaillissait sur son maître, et on comptait qu’il informerait celui-ci de ce qu’il avait vu [38]. Autour de la date où Charles Quint passa à Fontainebleau (fin 1539), on connaît plusieurs visites du château, offertes notamment à des Italiens. À celles qui sont déjà connues (le nonce Ferrerio et le Mantouan Gambara en 1539, l’Anglais Wallop en 1540, le nonce Capodiferro en 1541, le Grec Nicandre de Corfou dans la suite d’un ambassadeur impérial en 1546), on peut ajouter en 1540 une visite en l’honneur du cardinal Marcello Cervini, nonce auprès de Charles Quint, et une autre pour le Vénitien Vincenzo Grimani [39]. Ces visites et les comptes rendus se concentraient surtout sur le morceau de choix du château, la galerie : y accéder était en soi un honneur, le roi l’ouvrant exprès — il en portait la clé sur lui [40] — et déchiffrant parfois pour son hôte les significations du décor [41] (explications que, hélas ! aucun ambassadeur n’a rapportées).
Les dépêches officielles restent, sauf exception, relativement sommaires sur de tels sujets, pour le malheur des historiens de l’architecture. Mais elles sont du moins précieuses comme exemples de la maniere dont l’architecture était perçue et appréciée à la Renaissance, par des non-architectes. Aux notions que nous avons déjà vues appliquées aux églises, grandeur, luxe des matériaux, richesse du décor (notamment sculpté), se conjuguent les valeurs d’usage du logis et son insertion dans l’environnement : l’agrément et la commodité du site — salubrité, fertilité, proximité de l’eau, abondance du gibier — ne sont pas d’un moindre poids dans la renommée d’un château que son architecture considérée en elle-même [42]. Or les grands fleuves du royaume (la Loire au premier chef), ses campagnes verdoyantes et ses forêts giboyeuses lui donnent sous le rapport des sites des avantages inégalables. Des détails d’intérêt pratique qui peuvent nous sembler secondaires frappaient en outre la curiosité de l’observateur, pour peu qu’ils ajoutent à la commodité : Gambara, décrivant avec force louanges les travaux qu’Anne de Montmorency a entrepris à Écouen, s’attarde surtout, outre les dimensions du bâtiment (le projet est « plus étendu que le palais du Té ») et la beauté des environs, à la fraîcheur de la cave et plus encore à la profondeur des puits, vantant le « maestro » à qui ils sont dus, comme avec l’arrière-pensée que son maître pourrait bien s’en servir. Ces seuls avantages, alors que l’édifice sort à peine de terre, le font s’exclamer : « C’est un très beau lieu, et je voudrais pouvoir le voler pour l’envoyer à Votre Excellence [43]. »
Ces mentions quelque peu fugaces ne sont que des miettes documentaires, par rapport à ce qui devait se trouver dans les lettres privées perdues ou, surtout, se raconter au retour du
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voyage, et elles ne donnent qu’une idée approchée de la vitesse à laquelle se répand réellement la réputation d’un édifice. Dès 1544, un Florentin pouvait écrire à un autre qu’il savait sans doute comment était Fontainebleau : « Et si vous ne le savez pas, informez-vous ou attendez mon retour [44] ». La part du non-dit se mesure bien dans le cas du nonce Capodiferro, dont la visite est rapportée par écrit très brièvement, mais qui fut suffisamment séduit par la galerie de François Ier pour en faire aménager et décorer une version réduite dans son propre palais romain (actuel palais Spada) [45]. Ce cas, par ailleurs, illustre parfaitement les liens de l’admiration et de la politique : Capodiferro était resté depuis sa nonciature un fidèle défenseur des intérêts de la France à Rome, et les armes de France se dressent encore dans la cour de son palais. A l’inverse, Gambara, que nous avons vu discrètement critique à l’égard des mascarades de la cour de France, était plus acerbe encore dans son jugement sur Fontainebleau, et il exprimait sans fard son critère d’appréciation, fondé sur l’allégeance à son maître, mécène incomparable : « Il ne m’a rien paru y voir de plus beau qu’à Mantoue [46]. »
Il faut admettre, en fin de compte, que les édifices modernes dignes d’une curiosité spéciale aux yeux des étrangers restent malgré tout en petit nombre ; à quoi s’ajoute leur défaut fréquent d’être situés, comme Gaillon, Chambord ou Fontainebleau, à l’écart des villes dont, selon les conceptions italiennes, ils auraient dû être l’ornement. L’opinion générale pourrait se résumer à ce qu’écrivait en 1546 au duc de Ferrare son frère le cardinal Hippolyte, l’un des plus gais et fastueux compagnons de François Ier, au sujet de son propre hôtel à Fontainebleau : il était plus réputé que de raison, seulement parce qu’il était particulièrement riche pour être situé dans un pareil endroit, et un peu plus conforme aux bonnes règles que ne l’étaient les demeures des Français ; mais cela ne valait pas la peine d’en envoyer un dessin à Ferrare [47].
L’ambassadeur, conseiller en échanges artistiques
On a récemment cherché à montrer, d’après les tableaux donnés par les Médicis à François Ier entre le début et la fin de son règne, l’évolution des goûts du roi, qui aurait été marquée par un passage du sacré au profane [48]. Il y a sans doute d’autres facteurs à prendre en considération, le principal étant que les œuvres religieuses alléguées furent offertes par les papes Léon X et Clément VII, tandis que la lascive Allégorie de Venus par Bronzino était une commande du duc Côme Ier. Il n’en est pas moins certain que les donateurs, soucieux de donner à bon escient, tenaient le plus grand compte des prédilections de celui à qui il fallait faire plaisir. Le rôle des ambassadeurs, pour guider leur choix, était primordial : il revenait à ceux-ci de sonder plus ou moins discrètement le roi ou le grand seigneur en cause, en ajoutant éventuellement leur opinion personnelle sur le cadeau le plus approprié. Les dépêches offrent ainsi des indices précieux, quoique occasionnels, sur les goûts de la cour de France, vus à travers le prisme italien.
Sous le règne précédent, un diplomate aussi avisé que Jacopo d’Atri avait déjà su remarquer qu’Anne de Bretagne aimait extraordinairement (« ultra modo ») la peinture, et soutirer à ses suivantes l’indication du sujet qui lui ferait plaisir (en l’occurrence, une Annonciation) [49]. C’est donc lui qui, pour flatter une inclination de la reine, suggère de son propre chef un cadeau artistique ; il en est de même en 1516 pour Louise de Savoie, qui montre le même goût, voire un œil averti [50]. Dès cette époque, on pouvait être sensible en France au prestige des peintres les plus renommés d’outremonts : François d’Angoulême, peut-être inspiré par sa mère, demandait à l’âge de dix ans (en 1504) qu’on lui procurât des tableaux de bons maîtres italiens [51]. Notons qu’à cette occasion la lettre du Florentin Niccolò Alamanni laisse explicitement toute latitude aux peintres quant au choix des sujets : seule compte, pour le petit prince, la qualité (et le fait qu’Alamanni suggère le nom de Mantegna montre qu’il prend au sérieux cette exigence) ; c’est déjà chez François, à une date précoce, l’attitude du connaisseur « moderne », comparable au fond à celle qu’on peut rencontrer à la même époque chez des amateurs italiens.
Cependant l’appétit est sans doute supérieur encore à la connaissance, les noms dont l’écho passe les Alpes sont rares et les contours du marché, au moins dans les premières années du règne de François Ier, échappent largement aux clients français, qui, s’y mouvant à l’aveuglette, s’en remettent justement aux Italiens qu’ils ont sous la main. Il leur suffit, pour toute garantie, de savoir qu’un tableau est dû à un artiste réputé, peu importe son nom (seul celui de Michel-Ange semble avoir été bientôt idolâtré en France) [52]. La sœur du roi, Marguerite,
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recevant de Venise un tableau, sans doute la Madone commandée pour elle à Giovanni Bellini, l’admire longuement et demande de qui il est ; l’ambassadeur lui répond : « Du premier peintre d’Italie », et la réponse suffit [53]. En 1518, un parent du marquis de Mantoue, rapportant que le roi lui a vanté un peintre qu’il emploie (sans même préciser qu’il s’appelle Léonard), poursuit : « Il m’a dit qu’il aimait beaucoup posséder des portraits par tous les premiers maîtres de cet art, et m’a demandé si Votre Excellence avait quelque peintre de talent [54]. »
Le choix des sujets, souvent liés à l’occasion de la commande ou répondant à un souhait précis (transmis par les ambassadeurs), reflète aussi, plus généralement, la réputation du roi et de sa cour, ce qu’on perçoit ou qu’on imagine en Italie de leurs goûts et, encore une fois, ce qu’en ont transmis ceux qui ont été sur place, courtisans et diplomates. Les sujets érotiques offrent l’exemple le plus clair. L’Allégorie de Vénus de Bronzino, si elle a bien été offerte en 1545 à François Ier, ne marque pas le terme d’une évolution, elle clôt au contraire une boucle et confirme la réputation, répétée à longueur de correspondance diplomatique, de la cour de France comme lieu de plaisirs galants, et celle du roi lui-même comme amoureux impénitent. Après la Léda de Léonard et celle de Michel-Ange, après la charmante Madeleine pénitente probablement offerte par l’Arétin, et alors que l’érotisme de Fontainebleau se répand en Europe, la virtuose Allégorie de Vénus fait encore écho de loin à la lettre dont François Gonzague avait accompagné en 1518 la Vénus quelque peu plus sèche de Lorenzo Costa : « Je sais bien que cette peinture vient sous les yeux d’un grand et bon juge de la beauté des corps, surtout féminins, et je l’envoie d’autant plus volontiers. » La vive satisfaction du roi ne le détrompa pas. L’image — en réalité à peine une Vénus, son caractère mythologique ou allégorique n’étant guère explicite — répondait parfaitement au désir du roi transmis au Gonzague par son agent, et où l’objet importait plus que le sujet, simple prétexte : « quelque figure nue ou quelque Vénus » [55].
On a pu constater que les diplomates ne parlent jamais d’art sans motif précis. Il n’est pas dans leurs fonctions de dresser un état de l’art à la cour de France. Même dans leurs relations de fin de mission, les ambassadeurs vénitiens restent à peu près muets : tout au plus peuvent-ils, comme Marino Cavalli en 1546, mentionner d’un mot, parmi les nombreuses compétences du roi, qu’il connaît la peinture [56]. C’est la limite de leur rôle. Ce ne sont pas eux, en fin de compte, qui rendent le mieux raison de la passion de l’art, et spécialement de l’art italien, qui s’empare en quelques années de la cour de France. Les témoignages les plus éloquents sont désormais ceux d’une catégorie qui s’exprime de plus en plus volontiers sur ces affaires, celle des artistes eux-mêmes : de Cellini, certes, mais aussi des peintres florentins qui vont avec d’autres former l’école de Fontainebleau, et dont l’enthousiasme peut se lire dès les premières années du règne dans celles de leurs lettres qui ont été conservées, particulièrement celles qu’ils adressaient du pays de Cocagne à Michel-Ange pour lui dire les « grandi miracholli » de la cour, les prix que payaient les Français, et que Rosso faisait fortune [57].
L’impression qui demeure n’est-elle pas toutefois que, mis à part la manne financière répandue par l’engouement de la cour, les princes et les artistes eux-mêmes n’ont pas tenu en très haute estime le goût de ces nouveaux mécènes ? Si l’on excepte les éloges rhétoriques, ou les dithyrambes de Cellini sur « son » roi François (glorifié par opposition aux mesquineries que l’artiste irascible reproche à ses employeurs italiens), il faut bien relever, par exemple, la tendance à considérer que des copies suffisent aux Français, et que le meilleur n’est bon que pour l’Italie. En 1518, un correspondant de Michel-Ange écrivait même d’un tableau de Sebastiano del Piombo (sans doute la Visitation du Louvre) : « une œuvre admirable, à tel point que je ne crois pas qu’elle partira pour la France… [58]. » Et Cellini rapporte ce qui se dit à Rome au sujet d’un cadeau projeté par le pape à l’occasion du mariage de Catherine de Médicis en 1533 : « Saint-Père…, sachez que les Français sont grossiers, et qu’ils ne reconnaîtront pas l’excellence de cet ouvrage de Benvenuto… [59]. » Cette moindre dignité du marché français explique certainement aussi, en partie, que François Ier n’ait jamais réussi à attirer auprès de lui Michel-Ange ou Titien.
Les diplomates n’ont donc pas seulement transmis des desiderata. Ils ont contribué activement à façonner les relations artistiques entre les cours, l’image des princes, une hiérarchie
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des réputations. Il a fallu ici se limiter à quelques exemples caractéristiques, mais le jugement des diplomates est sans cesse exercé sur les sujets les plus divers. De même que des goûts artistiques ou vestimentaires, ils tiendront incidemment leurs maîtres informés de la qualité des gants qui se portent à la cour, des formes de vaisselle en vogue, du genre de cheval ou de chien que les Français préfèrent, c’est-à-dire des bêtes grandes et robustes plus que racées. On voit bien par cette dernière notation, comparable à d’autres, vues plus haut, que tous ces jugements sont indissociables, et qu’ils forment ensemble l’image ambiguë d’une cour éblouissante par l’impression de puissance et de richesse qu’elle dégage plus que par son raffinement. Les railleries sur ses goûts artistiques répondent à la surprise de tel ambassadeur constatant que les vêtements les plus quelconques envoyés en cadeau aux plus grandes dames de France sont ceux qui ont eu le plus de succès [60]. Pourtant, en dépit des réticences occasionnelles des esprits les plus exigeants, ce sont les étrangers présents à la cour de France qui ont peut-être le plus largement contribué à asseoir la gloire du père des arts et des lettres, dès les débuts de son règne, comme on le voit dans une page célèbre du Courtisan de Baldassar Castiglione [61]. Le mythe de la renaissance des arts en France repose autant sur les œuvres et les artistes importés en grande partie par l’intermédiaire des diplomates, que sur la réputation de François Ier comme mécène, qu’ils ont été les premiers à répandre en Europe.
Marc H. SMITH a soutenu en 1993 une thèse sur Les Italiens à la découverte de la France au XVIe siècle : géographie, voyages, représentations de l’espace, à l’École pratique des hautes études, sous la direction de M. Bertrand JESTAZ.
Abréviations :
A.S. = Archivio di Stato ;
A.G. = Archivio Gonzaga ;
A.S.E., C.A.F. = Archivio segreto estense (Cancelleria ducale, sezione estero), Carteggio ambasciatori, Francia ;
B.N.F. = Bibliothèque nationale de France, Paris.
Notes
[1] Il carteggio di Michelangelo, éd. G. Poggi, P. Barocchi et R. Ristori, Florence, S.P.E.S., 1965-1983. 5 vol., t. III, p. 381.
[2] On a beaucoup écrit depuis quelques années sur les rapports entre art et pouvoir dans le mécénat des cours de la Renaissance, notamment italiennes. Par brièveté, je me contente ici de renvoyer à la bibliographie (qui dépasse l’Italie) du manuel récent et commode d’A. Cole. La Renaissance dans les cours italiennes, Paris, Flammarion, 1995.
[3] A. Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, 3e éd. Paris, P.U.F., 1983, pp. 14-16, aujourd’hui à nuancer ; C. Elam, « Art and Diplomacy in Renaissance Florence (The Selwyn Brinton Lecture) », Royal Society of Arts Journal, t. 136, 1988, pp. 813-825 (revue apparemment introuvable en France) ; M. Warnke, L’artiste et la cour, aux origines de la cour moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989. pp. 254-258. J. Cox-Rearick, Chefs-d’œuvre de la Renaissance, la collection de François Ier, Anvers, Fonds Mercator, Paris, A. Michel, 1995, pp. 76 et suiv.
[4] A l’insistance, issue des travaux de Norbert Elias, sur l’émulation qui joue à l’intérieur de la « société de cour », on a ajouté plus récemment la question cruciale des rapports des cours entre elles. Voir, par exemple, Rituale, ceremoniale, etichetta, éd. S. Bertelli et G. Crifò, Milan, Bompiani, 1985 ; S. Bertelli, F. Cardini et E. Garbero Zorzi, Le corti italiane del Rinascimento, Milan, Mondadori, 1985, M. Warnke, op. cit., particulièrement pp. 128-130, 245 et suiv.
[5] G. Mattingly, Renaissance Diplomacy, Boston, Houghton Mifflin, 1955, réimpr. New York, Dover, 1988, p. 186 ; M. Warnke, op. cit., pp. 128-229.
[6] Voir par exemple A.S. Mantoue, A.G. 634, Giovanni Gonzaga au marquis de Mantoue, Paris, 23 mai 1518.
[7] A.S. Mantoue, A.G. 636, lettre de Giacomo Suardino, Blois, 18 avril, 1520 : il cherche à se procurer le programme d’un tournoi annoncé pour le 8 juin : A.S. Modène, A.S.E., C.A.F 24, Francesco Maria Novello au duc de Ferrare, Reims, 27 juillet 1547 : il envoie le livret imprimé du couronnement en sus de son propre récit de dix pages.
[8] Par exempte B.N.F., ms. ital. 1714, p. 68, Zuantonio Venier, Zuan Pisani et Sebastian Zustinian au doge de Venise, Paris, 24 mars 1531 (entrée de la reine à Paris) ; et ibid., p. 276, Z.A. Venier, Abbeville, 13 octobre 1532.
[9] Il existe chez les historiens une tendance à appeler, dans le doute, « ambassadeur » tout auteur d’une lettre conservée dans un fonds d’archives diplomatiques. On voit qu’il importe d’être plus précis.
[10] Sur les fêtes de la Renaissance en général, voir Les fêtes de la Renaissance (colloques, 1955, 1957, 1972), éd. J. Jacquot (et É. Konigson pour le t. III), Paris, Éditions du CNRS, 1956-1975, 3 vol. ; R. Strong, Les fêtes de la Renaissance (1450-1650), art et pouvoir, Arles, Solin, 1991 (surtout la seconde moitié du siècle) ; F. A. Yates, Astrée, le symbolisme impérial au XVIe siècle, Paris, Belin, 1989. En Italie, le cas florentin est le mieux connu ; voir notamment E. Borsook, « Art and Politics at the Medici Court », Mitteilungen des Kunsthistorischen Instituts in Florenz, t. 12-14 (1965/66-1969/70) ; Feste e apparati medicei da Cosimo I a Cosimo II., catalogue d’exposition par G. Gaeta Bertelà et A. M. Petrioli Tofani, Florence, 1969 ; Le tems revient, ‘L tempo si rinuova : feste e spettacoli nella Firenze di Lorenzo il Magnifico, catalogue d’exposition, dir. p. Ventrone, Milan, Silvana, 1992.
[11] A.S. Mantoue, A.G. 85. D’autres pièces concernant des sujets « culturels » sont dans un recueil fait par Gian Giacomo Calandra, châtelain de Mantoue (British Library, ms. Harley 3462). Voir pp. 3-4 de l’article de R. Weiss cité ci-dessous n. 35.
[12] Beaucoup de textes ont été recueillis par M. Sanudo, I diarii, Venise, Visentini, 1879-1902, 58 vol., t. XXIX. Ces documents et ceux de Mantoue ont été mis en œuvre par S. Anglo, « Le camp du Drap d’or et les entrevues d’Henri VIII et de Charles Quint », dans Les fêtes de la Renaissance…, op. cit. n. 10, t. II, pp. 113-134.
[13] B.N.F., ms. ital. 1997, p. 281, Dandolo aux chefs du Conseil des Dix, Paris, 20 septembre 1514 (préparatifs pour le mariage de Louis XII).
[14] M. Sanudo, op. cit. n. 12, t. XX, col. 104, lettre de Nicolò Sagundino, secrétaire des ambassadeurs de Venise, 23 mars 1515.
[15] A.S. Mantoue, A.G. 638, Marcantonio Bendidio à Isabelle d’Este, Paris, 23 janvier 1539.
[16] A.S. Mantoue, A.G. 640, Giovan Battista da Gambara au cardinal et à la duchesse de Mantoue, Fontainebleau, 10 février 1544.
[17] À rapprocher des remarques de B. Dahlbeck, « Survivance de la tradition médiévale dans les fêtes françaises de la Renaissance, à propos de quelques costumes dessinés par Francesco Primaticcio », dans Les fêtes de la Renaissance.., op. cit. n. 10, t. I, pp. 397-404, et, plus généralement, des intuitions anciennes d’É. Bourciez, Les mœurs polies et la littérature de cour sous Henri II, Paris, Hachette, 1886 (Ire partie : « Le Moyen Age se prolonge »).
[18] A.S. Modène, A.S.E., C.A.F. 16, Carlo Sacrati au duc de Ferrare, Melun, 6 février 1541, dépêche également résumée dans V. Pacifici, Ippolito II d’Este cardinale di Ferrara, Tivoli, Società di storia e d’arte, [1920] (réimpr. Tivoli, 1984), pp. 66-67, où il faut corriger, au sujet des gitanes, teste en tette.
[19] A.S. Mantoue, A.G. 639, Giovan Battista da Gambara au cardinal et à la duchesse de Mantoue, Paris, 27 janvier 1542.
[20] A.S. Mantoue, A.G. 639, Giovan Battista da Gambara au cardinal et à la duchesse de Mantoue, Paris, 23 février 1542.
[21] Voir par exemple A.S. Modène, A.S.E., C.A.F. 14, instructions d’Alberto Turco, ambassadeur de Ferrare, 6 février 1537.
[22] A.S. Mantoue, A.G. 634, Giovan Francesco Grossino à Isabelle d’Este, Amboise. 4 mai 1518 (mariage de Laurent de Medicis), ibid., 1897, Giacomo Suardino à la même, Cognac, 24 février 1520 (fêtes du Carnaval).
[23] A.S. Mantoue, A.G. 633, Giovanni Stefano Rozone à Isabelle d’Este, Crémieu, 10 mai 1516.
[24] A.S. Modène, A.S.E., C.A.F. 21, Giulio Alvarotto au duc de Ferrare, Tours, 6 avril 1545.
[25] Pour Ippolita Gonzaga, fille d’Isabelle d’Este, en 1510, voir A. Luzio et R. Renier, « La coltura e le relazioni letterarie di Isabella d’Este Gonzaga », Giornale storico della letteratura italiana, t. 40, 1902, pp. 295-297 ; pour l’installation de Louis de Gonzague en 1549, A.S. Mantoue, A.G. 642, Giorgio Conegrano au duc de Mantoue, Poissy, 18 janvier 1549, et à Sabino Callandra, Poissy, 28 janvier 1549 ; voir aussi A. Luzio, Leonardo Arrivabene alla corte di Caterina de’ Medici ( 1549-1559), Bergame, 1902, étude des lettres du gouverneur de Louis.
[26] 150 ducats par mois (contre une limite supérieure normale de 120), selon B.N.F., ms. ital. 1997, p. 71, Alvise Mocenigo au doge de Venise, Blois, 3 mars 1506.
[27] A.S. Florence, Archivio mediceo avanti il principato, 142, nos 150, 157, Francesco Vettori à Goro Gheri, Amboise, 28 janvier et 26 février 1518. Affaire résumée en dernier lieu, avec bibliographie, par J. Cox-Rearick, op. cit. n. 3, pp. 195-196 (le tableau, s’il fut fait et envoyé, est inconnu).
[28] M. H. Smith, « Clients italiens des orfèvres de Paris sous les derniers Valois », dans L’orfèvrerie parisienne de la Renaissance, trésors dispersés, catalogue d’exposition, dir. M. Bimbenet-Privat, Paris, Centre culturel du Panthéon, 1995, pp. 209-221.
[29] Contraint ici à la brièveté sur ce point, je prépare un article spécialement consacré aux témoignages italiens sur l’architecture des châteaux français, avec le recueil des documents que j’ai jusqu’ici identifiés.
[30] Sur l’hostilité italienne contre le gothique, et ses limites : p. Frankl, The Gothic, Literary Sources and Interpretations through Eight Centuries, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1960, pp. 237 et suiv. ; E. Panofsky, « Le feuillet initial du Livre de Vasari, ou le style gothique vu de la Renaissance italienne », dans L’œuvre d’art et ses significations : essais sur les « arts visuels », Paris, Gallimard, 1969, pp. 137-187 ; R. Wittkower, Gothic vs. Classic : Architectural Projects in Seventeenth-Century Italy, Londres, Thames & Hudson, 1974 ; La tradizione medievale nell’architettura italiana dal XV al XVIII secolo, éd. G. Simoncini, Florence, Olschki, 1992.
[31] Sur ces textes, je me permets de renvoyer a ma thèse de doctorat, Les Italiens à ta découverte de la France au XVIe siècle : géographie, voyages, représentations de l’espace, E.P.H.E., 1993 (à paraître auprès de l’École française de Rome).
[32] A.S. Modène, A.S.E., C.A.F. 4, Bonaventura Mosti au duc de Ferrare, Louviers, 24 septembre 1508.
[33] Sur ces deux représentations, voir A. Chastel et M Rosci, « Un château français en Italie : un portrait de Gaillon a Gaglianico », Art de France, t. 3, 1963, pp. 103-112.
[34] A. De Beatis, Itinerario…, éd. L. von Pastor, réimpr. en annexe a la traduction italienne de A. Chastel, Luigi d’Aragona, un cardinale del Rinascimento in viaggio per l’Europa, Rome-Bari, Laterza, 1987, pp. 228-230 ; L. Monga (éd.), Un mercante di Milano in Europa, diario del viaggio del primo Cinquecento, Milan, Jaca, 1985, pp. 64-65 ; B. Dovizi da Bibbiena, Epistolario, éd. G. L. Moncallero, Florence, Olschki, 1955-1965, 2 vol., t. II, p. 158.
[35] R. Weiss, « The Castle of Gaillon in 1509-1510 », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, t. 16, 1953, pp. 1-12 et 351.
[36] M. Warnke, op. cit. n. 3, pp. 247-248 (nombreux exemples des XVe et XVIe siècles, depuis Charles V faisant visiter les ouvrages du Louvre à l’empereur Charles IV).
[37] M. H. Smith, « François Ier, l’Italie et le château de Blois : nouveaux documents, nouvelles dates », Bulletin monumental, t. 147, 1989, pp. 307-323.
[38] Voir par exemple la lettre de Henry Wallop rééditée dans W. McAllister Johnson, « On Some Neglected Usages of Renaissance Diplomatic Correspondence », Gazette des beaux-arts, t. 114 [6e pér., t. 79], 1972, pp. 51-54, spécialement p. 53.
[39] M. H. Smith, « La première description de Fontainebleau », Revue de l’art, n° 91, 1991, pp. 44-46 ; J.-A. de Foucault, « Après l’année Érasme, souvenirs d’un contemporain (Nicandre Nisius de Corcyre, Voyages) », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1972, pp. 97-106 ; M. Dykmans, « Quatre lettres de Marcel Cervini, cardinal légat auprès de Charles Quint en 1540 », Archivum historiae pontificiae, t. 29, 1991, pp. 113-171, à la p. 123 ; A.S. Modène, A.S.E., C.A.F. 16, Carlo Sacrati au duc de Ferrare, Melun, 7 juin 1540 (sur Grimani).
[40] W. McAllister Johnson, loc. cit.
[41] M. Dykmans, loc. cit.
[42] À rapprocher des remarques d’A.-M. Lecoq, « La représentation du château, XVe et XVIe siècles », L’information d’histoire de l’art, t. 1, 1974, pp. 13-24, et surtout F. Boudon et H. Couzy, « Châteaux de cartes : l’histoire de l’architecture et la cartographie », Storia della città, n° 12-13, 1979, pp. 63-78
[43] A.S. Mantoue, A.G. 639, Giovan Battista da Gambara au duc de Mantoue, Paris, 30 juin 1540.
[44] A.S. Florence, Archivio mediceo del principato 4590, fol. 4, Bernardo de’ Medici à Lorenzo Pagni, Fontainebleau, 22 décembre 1544.
[45] L. Neppi, Palazzo Spada, Rome, Editalia, 1975.
[46] M. H. Smith, « La première description… », article cité n. 39, p. 46.
[47] A. Venturi, « Un disegno del Primaticcio e un altro del Serlio », Archivio storico dell’arte, t. 2, 1889, pp. 158-159.
[48] J. Cox-Rearick, op. cit. n. 3, pp. 77-81, résumant les conclusions de l’article de l’auteur « Sacred to Profane : Diplomatic Gifts of the Medici to Francis I », Journal of Medieval and Renaissance Studies, t. 24, 1994, pp. 239-258.
[49] A.S. Mantoue, A.G. 633, Jacopo Probo d’Atri au marquis de Mantoue, Blois. 13 avril 1512. Voir aussi C. M. Brown, « Una immagine de Nostra Donna (Lorenzo Costa’s Holy Family for Anne of Britanny) », dans Cultura figurativa ferrarese tra XV e XVI secolo, Venise. Corbo e Fiore, 1981, pp. 113-133.
[50] M. H. Smith, « François Ier, l’Italie et le chateau de Blois », article cité n. 37, p. 309 ; Giovanni Stefano Rozone à Isabelle d’Este, Crémieu, 23 mai 1516 : « Dirò una opinione mia, che non saria se non bene che V. S. la presentasse de qualche pintura de santo ? santa che fusse perfeta, ché la se ne dileta asai, e intendesene » (je corrige ici une petite inadvertance du texte publié dans cet article).
[51] Ibid., p. 308.
[52] Outre Il carteggio di Michelangelo, t. II, p. 151 (en 1519) ; t. III, p. 369 (en 1532), etc., voir G. Répaci-Courtois, « Michel-Ange et les écrivains français de la Renaissance : grâce et disgrâce d’un itinéraire critique », Nouvelle revue du ?VIe siècle, n° 8, 1990, pp. 63-81.
[53] M. Sanudo, op. cit. n. 12, t. XXIII, col. 203, dépêche du 31 octobre 1516.
[54] Lettre citée en dernier lieu par J. Cox-Rearick, op. cit. n. 3, pp. 200-201 (je corrige la traduction).
[55] Documents cités ibid.
[56] E. Alberi, Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato durante il secolo decimosesto, Florence, Tipogr. « All’insegna di Clio », 1839-1863, 15 vol., t. I, p. 237.
[57] Il carteggio di Michelangelo, notamment les lettres d’Antonio Mini, t. III, pp. 358, 365-366, 378-381, etc.
[58] Ibid., t. II., p. 100, Leonardo Sellaio à Michel-Ange, Rome, 23 octobre 1518. Voir aussi en 1520 la décision de Jules de Médicis de n’envoyer à François Ier qu’une copie du Laocoon (J. Cox-Rearick, op. cit. n. 3, p. 319, mais je ne crois pas qu’il y ait eu là, d’après le texte de Vasari, intention de tromper).
[59] B. Cellini, La vita, I, 60, dans Opere, éd. B. Maier, Milan, Rizzoli, 1968, p. 198. Il s’agit de la tête de licorne destinée à servir de monture à une corne.
[60] L. Romier, Les origines politiques des guerres de Religion, Paris, Perrin, 1913-1914, réimpr. Genève, Slatkine, 1974, 2 vol., t. 1, p. 19n, Giorgio Conegrano au duc de Mantoue, Melun, 18 janvier 1548.
[61] Sur les rapports de Castiglione avec les Italiens de la cour de France, voir l’admirable article de C. H. Clough, « Francis I and the Courtiers of Castiglione’s Courtier », European Studies Review, t. 8, 1978, pp. 23-70.