Poésie et musique dans les « Magnificiences » au mariage du duc de Joyeuse, Paris, 1581
Frances A. Yates
Comment citer cette publication :
Frances A. Yates, "Poésie et musique dans les « Magnificiences » au mariage du duc de Joyeuse, Paris, 1581", dans Musique et poésie au XVIe siècle. Colloques internationaux du CNRS (30 juin - 4 juillet 1953), Paris, éditions du CNRS, 1954. Article édité en ligne sur Cour de France.fr le 1er juin 2012 (https://cour-de-france.fr/article2404.html).
[Page 241 de la première édition]
Pendant les quelques années de paix qui précédèrent le début de la dernière et de la plus désastreuse des guerres de religion, en 1585, un grand mouvement de poésie et de musique se manifesta à Paris. En 1581, la Cour déploya toutes les ressources des artistes, poètes, et musiciens à l’occasion des fêtes splendides par lesquelles le roi Henri III voulut honorer le mariage de son favori, le duc de Joyeuse, avec la demi-sœur de la reine. Les « Magnificences » du mariage de Joyeuse durèrent près de quinze jours [1], et pendant ce temps, un nouveau spectacle fut donné presque chaque jour. Le point culminant fut le Ballet comique de la Reine qui fut évidemment l’un des plus frappants de ces spectacles et que nous pouvons encore étudier aujourd’hui, puisque son texte ainsi que sa musique furent publiés en 1582 [2]. Comme le fit remarquer il y a longtemps Henri Prunières dans son admirable livre [3], cette représentation marque un nouveau progrès dans cette alliance de la poésie, de la musique et de la danse, qui s’était développée dans la tradition du ballet de cour, et constitue un pas décisif vers la création de l’opéra en France.
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Dans ce qui va suivre, je vais essayer de situer le Ballet comique de la Reine dans l’ensemble des fêtes données pour le mariage du duc de Joyeuse. Ce qui m’intéresse surtout dans cette discussion, c’est le but qui se cache derrière de tels spectacles, cette intention de produire des « effets » à l’aide d’une puissante combinaison de la poésie et de la musique.
Au cours de ces années qui précèdent les plus sombres du siècle, la cour des Valois fait un dernier effort pour retarder la tempête qui s’annonce au moyen des armes de l’art. Pour saisir tout le poignant de cet art, il faut nous représenter en imagination l’émotion accrue de la situation, nous souvenir que les Guise, qui prennent part à ces splendides représentations, le musicien huguenot qui écrit pour elles la musique, le roi qui les ordonne, lutteront bientôt à mort dans la dernière guerre de religion qui devait détruire le dernier Valois.
Je ne veux vous rappeler que très brièvement les essais de « mesurer » en-semble poésie et musique d’après ce qu’on croyait être la manière des anciens, le but de l’Académie de Poésie et Musique, d’Antoine de Baïf. On sait encore assez mal jusqu’à quel point l’influence de Baïf, des buts et des techniques de son Académie, se faisaient sentir dans les « Magnificences » du mariage de Joyeuse. Le seul spécimen jusqu’ici incontestablement identifiable de la « poésie et musique » de ces fêtes qui soit arrivé jusqu’à nous - le Ballet comique de la Reine - n’est pas en stricte « musique mesurée à l’antique » bien qu’il présente des traces de ce mouvement. Nous connaissons pourtant divers faits qui semblent indiquer la participation de Baïf et des membres de son Académie aux travaux exécutés pour les fêtes. Ces faits peuvent se résumer brièvement ainsi. L’époux, le duc de Joyeuse, finançait l’Académie de Baïf [4]. Pierre de L’Estoile dit dans son Journal que « Le Roy donna à Ronsard et Baïf, poëtes, pour les vers qu’ils firent pour les mascarades, combats, tournois et autres magnificences des nopces, et pour la belle musique par eux ordonnée et chantée avec les instrumens, à chacun deux mil escus » [5]. (Il est à noter que le roi récompensa ces poètes, non seulement pour leurs vers, mais aussi pour la musique « par eux ordonnée ».) Jean Dorat dans son poème sur le mariage mentionne « Baïf le nombreux » parmi ceux qui collaborèrent à la préparation des spectacles [6]. Et dans la dédicace de ses Mimes à Joyeuse, Baïf lui-même parle des « Magnificences » comme s’il avait été présent partout et témoin de tout : « Je vien de recueillir mes esprits esgarez de l’éblouissante diversité de tant de magnifiques theatres, spectacles, courses, combats, mascarades, balets, poésies, musiques, peintures, qui en ceste ville de Paris ont reveillé les meilleurs maistres en chacun art, pour honorer et célébrer vostre bien-heureux mariage » [7].
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On a aussi une preuve, récemment établie, que l’un des musiciens les plus distingués parmi ceux qui collaboraient avec Baïf dans l’Académie collabora aux fêtes du mariage. MM. Lesure et Walker dans leur introduction aux Airs de Le Jeune publient des documents qui prouvent que celui-ci reçut des paiements après le mariage [8]. Ceci confirme la vague tradition qu’on trouve chez certains auteurs du dix-huitième siècle qui affirment que « Claudin » avait composé « une grande musique » à l’occasion de ce mariage [9]. Et il y a aussi la fameuse histoire sur les « effets » de la musique de Le Jeune - histoire qui démontre que l’on croyait qu’au moins un des musiciens de l’Académie de Baïf avait atteint le but de la « musique mesurée », une combinaison de paroles et de musique qui devait produire ces « effets » puissants sur les sentiments tels qu’on les décrit dans les récits sur la musique des anciens. Il faut maintenant citer cette histoire, telle qu’elle est racontée par Artus Thomas dans son commentaire sur Philostrate, publié en 1611 :
« Ce fut aussi par ces deux chants Phrygiens et Soubsphrygiens que Timothée fit preuve de son sçauoir en la personne d’Alexandre, luy faisant par un chant Phrygien courir aux armes estant à table, et soudain par un sous-Phrygien le faisant retourner à sa première tranquillité. I’ay quelquesfois ouy dire au sieur Claudin le Ieune, qui a sans faire tort à aucun, deuané de bien loin tous les Musiciens des siècles precedens dans l’intelligence de ces modes, qu’il fut chanté un air (qu’il auoit composé auec les parties) aux magnifiences qui furent faites aux nopces du feu Duc de Joyeuse du temps d’heureuse memoire Henry III Roy de France et de Pologne que Dieu absolue, lequel comme on l’essayoit en un concert qui se tenoit particulierement, fit mettre la main aux armes à un gentilhomme qui estoit là present, et qu’il comença à iurer tout haut, qu’il luy estoit impossible de s’empescher de s’en aller battre contre quelqu’un : et qu’alors on commença à chanter un autre air du mode sous-Phrygien qui le rendit tranquille comme auparauant : ce qui m’a esté confirmé encore depuis par quelques uns, qui y assisterent, tant la modulation, le mouvement, et la conduite de la voix conioncts ensemble, ont de force et de puissance sur les esprits [10]. »
Ainsi fut-ce à l’une des fêtes du mariage de Joyeuse que la musique de Le Jeune démontra qu’elle possédait le même pouvoir que celle des anciens.
Le programme des « Magnificences qui se doibvent faire aux nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse » existe en manuscrit à la Bibliothèque Nationale [11]. La plupart des divertissements qui existent à l’état de projet dans ce document furent probablement véritablement exécutés, car quelques-uns correspondent assez
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étroitement aux événements qui marquent ces fêtes et que L’Estoile note dans son journal. Cependant les dates données dans le programme ne correspondent pas aux dates auxquelles L’Estoile place certains des spectacles, car le mariage fut reculé et le programme fut ainsi exécuté plus tard qu’il n’avait été décidé, et l’ordre en fut partiellement modifié [12]. On peut cependant utiliser à juste titre ce programme qui nous renseigne sur le caractère et les sujets des diverses « magnificences ».
Ne serait-il pas possible, en examinant les sujets de la musique de Le Jeune qui nous a été conservée, d’établir des correspondances entre celle-ci et le programme ? C’est ce que nous allons essayer de faire.
Selon le programme, le spectacle fixé pour la soirée du 19 septembre était un « Combat à pied en la grande salle de Bourbon » entre le roi et les ducs de Guise, de Mercœur, et de Damville, « la bande du roi combattant en défaveur d’amour ».
Ils entreront sur une roche en bas de laquelle sous les pieds du roi sera l’Amour attaché.
Les musiciens habillés à l’antique de quelque belle façon en hommes et femmes qui lui (c’est-à-dire à l’Amour) chanteront des injures avec quelques gestes de menace, comme pour le secouer, le picquer, le lier, et lui faire autres outrages.
Dans les Airs de Le Jeune de 1608 se trouve le morceau « Arm’ arm’ », dont le sous-titre est « La Guerre de Claude Le Jeune » [13]. Le début par Baïf avait déjà paru, mis en musique par Courville. Comme dans presque toutes les pièces de ce volume, les vers mesurés de Baïf ont été remaniés et rimes. Le sous-titre plutôt significatif, « La Guerre de Claude Le Jeune », nous pousse déjà à nous demander si ce n’est pas là le célèbre morceau « guerrier » de Le Jeune qui produisit de si puissants « effets », lors d’une répétition de l’un des divertissements pour le mariage de Joyeuse. Cette supposition devient une certitude lorsqu’en examinant le morceau nous découvrons que la « guerre » est livrée à l’Amour ; le terrible combat se termine par la conquête de l’Amour, qui est fait prisonnier et insulté par les vainqueurs [14]. Ceci correspondrait exactement aux directives du programme selon lesquelles les musiciens devaient chanter des insultes à l’Amour, avec des gestes menaçants. De plus, le vers « Chevaliers approchez de ce Perron » [15] indique que le morceau fut écrit pour un tournoi ; et les paroles signifient que c’est « nostre Roy » [16] qui est le chef de « cette bande » de guerriers contre l’Amour. Or, le programme indique que c’était « la bande du Roy » qui devait combattre « en la défaveur d’Amour ».
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C’est pourquoi il me semble qu’il n’est pratiquement pas douteux que le morceau « La Guerre de Claude Le Jeune » dans les Airs de 1608 représente - quoique sous une forme modifiée ou revue en ce qui concerne les paroles de Baïf - la musique écrite par Le Jeune sur les vers mesurés de Baïf pour la « bande du Roi » à l’occasion du tournoi dont j’ai cité la description d’après le programme. Il serait même possible de spécifier le passage qui produisit de si puissants « effets » sur le gentilhomme qui l’entendit à la répétition ; c’était, sans doute, le moment où la musique module du combat le plus féroce à « Rendez-vous tous mes loyaux pensers doux » [17].
A ce tournoi d’autres bandes récitèrent d’autres vers, sans doute aussi mis en musique, et défendirent d’autres positions dans la controverse. Une vigoureuse défense de l’Amour par Ronsard, destinée, selon son titre, à une « Mascarade pour les nopces de Monseigneur Anne Duc de Joyeuse », commence ainsi :
Je verrois à regret la lumière du jour,
J’aurois ingrat soldat combatu sous Amour,
Porté ses estendars, et suivi ses armées,
Si voyant maintenant ses armes diffamées,
Et luy fait prisonnier, lié contre un rocher,
Je ne venois icy ses liens détacher... [18]
Ceci devait appartenir au même tournoi, comme l’a déjà fait remarquer Vaissière [19]. Et on peut maintenant se rendre compte que le poème de Ronsard, défense de l’Amour captif et insulté, est la réplique - ou l’antagoniste - de celui de « La Guerre de Claude Le Jeune ».
Desportes, lui aussi, prend part au tournoi. Ses vers « Pour la Masquerade des Chevaliers Fidelles aux Nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse », présentent neuf chevaliers qui viennent combattre pour délivrer l’Amour :
Amour est le sujet de leur juste querelle :
Ils ne sçauroient souffrir que l’audace mortelle
Le conduise en triomphe à la honte des dieux... [20]
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Les premières stances de ce poème sont « récitées par un des flammes » et la dernière par « le chœur de tous les flamines ». Ces « flamines » étaient, peut-être des musiciens-chanteurs, habillés à l’antique ?
Voilà donc rassemblés les poètes de trois des quatre bandes qui combattaient en faveur, et défaveur, d’Amour dans cette « magnificence » pour le mariage de Joyeuse - Baïf, Ronsard, et Desportes. Mais c’est seulement dans le cas de la « bande du Roy », combattant « en défaveur d’Amour », que nous avons à la fois les paroles et la musique - musique de Le Jeune et paroles qui, dans la version non rimée originale étaient des vers mesurés de Baïf.
Enhardis par cette découverte, fouillons maintenant les Airs de 1608 de Le Jeune pour essayer d’y trouver d’autres matériaux qui pourraient appartenir au mariage de Joyeuse.
Le volume contient un très long « Epithalame » à deux chœurs, évidemment écrit pour un mariage très important, patronné par le roi : « C’est ce bon Roy par qui ore ont efet tels projets devant tous » [21]. Nous avons évidemment ici un vers mesuré de Baïf dans son état primitif, et, en effet, les vers de l’Epithalame ont été beaucoup moins remaniés que ceux de « La Guerre ». Le personnage central de cet Epithalame est Hymen, qui est accompagné de deux chœurs de voix qui l’interrogent l’un après l’autre.
Or, notre programme des « Magnificences » porte que le jour du mariage :
Sera bon de faire réciter un épithalame à reprises en concert de musique [par des musiciens] habillés à l’antique, partie en filles, partie en garçons, accompagnant Hymen, dieu des noces.
Est-il rien de plus proche, par son caractère, de l’« Epithalame à deux chœurs » de Le Jeune ?
C’est pourquoi je voudrais suggérer que, non seulement « La Guerre », mais aussi l’« Epithalame », furent écrits pour le mariage de Joyeuse. Tous deux furent rendus par des chœurs de musiciens chantant sur la musique de Le Jeune des paroles qui, dans les versions originales, étaient des vers mesurés de Baïf. En d’autres termes, les vers et musique mesurés de l’Académie de Poésie et Musique de Baïf furent utilisés pour au moins deux des spectacles du mariage, et furent peut-être en fait exécutés par des chœurs entraînés à l’Académie.
Ronsard écrivit un « Epithalame de Monseigneur le Duc de Joyeuse » au cours duquel il dit :
Je voy, ce semble, Hymen protecteur des humains
Le brodequin ès pieds, le flambeau dans les mains
Hymen conservateur des noms et des familles,
Séparer en deux rangs les garçons et les filles,
Et les faire chanter à l’entour de ton lit... [22]
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Ceci n’est pas seulement une allusion classique prise dans les livres ; c’est aussi un reflet de l’épithalame de Le Jeune, que Ronsard a dû voir et entendre, avec ses deux chœurs « habillés à l’antique, partie en filles, partie en garçons, accompagnant Hymen, dieu des noces ».
Si l’on se tourne une fois encore vers le programme des « Magnificences » on apprend que la représentation décidée pour le dimanche 24 septembre devait être un combat ou tournoi, entre le roi et les ducs de Guise et de Mercœur. Le roi devait faire son entrée dans la cour du Louvre de la façon suivante :
Son entrée aura la forme d’un triomphe maritime, estant enduit dans un grand navire au devant duquel seront deux ou trois rochers, comme petites isles flottantes sur l’eau pleine de sereines marines et tritons sonnans de divers instruments et sortes de musique en batterie pour inciter et pour accompagner le triomphe du Roy.
Si nous nous reportons une fois encore aux Airs de Le Jeune de 1608, nous trouvons, précédant immédiatement « La Guerre », un chant intitulé « O Reine d’honneur » [23] :
O vous, Reine d’honneur, Princesses et nimfes de grand prix,
En ceste grand’alegresse que nous deitez de la grand mer,
(Promte) venons honorer, favorizant l’aize de chacun.
Entendez ce decret divin que voulons annoncer.
Grand oracle promettant tout bonheur en France désormais.
Il est évident que cette mélodie émane de déités marines, qui s’adressent à la reine et aux dames de l’assistance. Elle pourrait correspondre à l’entrée triomphale du roi « accompagné de sereines marines et de tritons » jouant d’instruments de musique, comme l’indique le programme.
Les vers suivants donnent une description plus précise de cette scène :
Quand verras une nef sur terre vogante démarcher
Charge de Rois amenant désireux d’éprouver mille combas,
Suivre rochers musicaux, réjouy toy France, ton heur vient.
Le spectacle évoqué ici est celui d’un roi avançant sur un vaisseau voguant sur la terre (comparez avec l’entrée du roi « dans un grand navire »), accompagné de « rochers musicaux » (comparez les « rochers » sur lesquels se trouvaient les sirènes et les tritons musiciens décrits dans le programme). Et de plus, le roi qui fait cette entrée marine et musicale doit prendre part à un tournoi, « désireux d’éprouver mille combas ».
Cette chanson est écrite en purs vers mesurés non-rimés - inchangés et intacts - spécimen authentique de cette tentative de reproduction du mètre classique en français, telle que le désirait l’Académie de Baïf. Le mètre employé ici
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est l’hexamètre. Les paroles sont très exactement adaptées à la musique, selon les principes les plus stricts de l’Académie.
Pourquoi ce chant a-t-il été laissé intact dans les vers mesurés originaux ; Fut-il laissé tel quel à cause de l’importance ou de la signification particulières qui lui étaient attachées ? Le Dr Walker m’a fait remarquer que l’hexamètre est très rarement employé dans la musique mesurée, et seulement pour les circonstances solennelles. Le chant latin « Ut candore micans assurgit Lilium », dans ce même volume de 1608, est l’un des très rares autres exemples d’hexamètres. Il est apparemment adressé par Le Jeune à Henri IV au début de son règne, et appelle les bénédictions du Ciel sur lui.
Le thème de « O Reine d’honneur » est que le roi, dans son triomphe marin, annonce la paix, le bonheur, et la prospérité pour la France. On peut le regarder comme une prophétie, un vœu très fortement émis, ou une prière. Chaque vers est suivi du même refrain, chanté d’abord à cinq voix puis à sept. Le ton en est très solennel et lourd. Les paroles sont les suivantes :
On dirait presque une incantation aux astres, dans une puissante mélodie antique, faite pour attirer l’influence des astres bénéfiques sur la France et sur le roi de France.
Si les identifications de la musique de Le Jeune avec les fêtes du mariage de Joyeuse qui ont été exposées ici sont acceptées, elles auront pour résultat de démontrer que l’Académie de Baïf, loin d’avoir reculé au second plan ou de n’être plus qu’une entreprise privée sous le règne d’Henri III, était encore très à l’avant-garde en 1581, et fournissait en abondance une musique antique puissante pour un des événements les plus significatifs de la vie de la Cour. L’impression selon laquelle Baïf et l’Académie n’étaient pas protégés au même degré par Henri III que par Charles IX, et ne s’intéressaient pas aux fêtes du mariage de Joyeuse, était largement fondée sur le fait que le Ballet comique de la Reine n’est pas en pure musique mesurée. Cette impression est entièrement effacée si nous avons prouvé que le roi utilisa l’association Baïf-Le Jeune pour son propre rôle dans deux des divertissements, et pour l’important Epithalame, que probablement il commanda lui-même - donnant ainsi un puissant appui royal à la musique de l’Académie. Le Ballet comique fut commandé par la reine, Louise de Lorraine, et les musiciens et poètes qu’elle employait - Beaulieu et La Chesnaye - reflétaient son goût, ou peut-être ce dont elle était obligée de se contenter, le roi ayant monopolisé pour son usage le meilleur musicien - Le Jeune - et son associé-poète en vers et musique mesurés - Baïf.
Si l’on replace le Ballet comique dans l’ensemble des fêtes du mariage, on peut maintenant se rendre compte que, bien qu’il ne soit pas en pure musique mesu-
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rée, il ne prouve nullement que la Cour avait abandonné l’Académie de Baïf [24]. Au contraire, ce fut peut-être sous le règne d’Henri III, et lors du mariage de Joyeuse, que l’Académie eut l’occasion la plus éclatante de montrer ce dont elle était capable.
Dans une communication publiée dans ce volume [25], le Dr Walker a examiné la théorie de la résurrection du chant Orphique que Marsile Ficin expose dans son De Triplici Vita. Comme il l’a démontré, cette théorie implique qu’il serait possible de retrouver le pouvoir « incantatoire » qui, selon Ficin, aurait été implicitement contenu dans le chant antique - c’est-à-dire le pouvoir « d’attirer vers nous la vie céleste » [26] que Ficin cherchait à se procurer de diverses façons et au moyen de techniques de vie variées. Cette « vie céleste » c’était la vie, ou le « spiritus » des astres, et le chant incantatoire était une des façons de l’attirer vers nous.
Cette conception ouvre une nouvelle voie aux tentatives de résurrection de ce qu’on croyait être l’antique manière de mesurer ensemble poésie et musique, à ce mouvement qui fut principalement représenté en France au XVIe siècle par l’Académie de Poésie et Musique de Baïf. Nous avons compris que le but véritable de ce mouvement était de retrouver le « pouvoir » de la musique antique - son pouvoir de provoquer l’émotion, dont les récits du passé donnent des exemples, comme celui du pouvoir exercé par la musique de Timothée sur Alexandre, qu’égala la musique de Le Jeune pour le mariage de Joyeuse [27]. Ce souci de retrouver les « effets » de la musique antique se rattachait-il au « chant Orphique » qui, par son aspect cosmique, était destinée à « attirer vers nous la vie céleste », la vie des astres, au moyen de paroles et de musique justement mesurés ensemble afin de former une incantation puissante ?
Dans le type de pensée astrologique de la Renaissance dont le livre de Ficin est un exemple, nous sommes en présence de quelque chose qui n’est plus le déterminisme astrologique tout pur. Selon ce mode de penser, l’homme a son libre arbitre, et le pouvoir d’atténuer l’influence des « astres maléfiques » en cultivant et en attirant vers lui, de façons variées, l’influence des « astres bénéfiques ». ou
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« bonnes étoiles ». Les étoiles, on plutôt les planètes, les plus sévères et les plus maléfiques étaient Mars et Saturne [28], mais leur influence pouvait être tempérée et rendue productive, plutôt que destructive, par la combinaison de l’influence des « bonnes étoiles », dont les principales étaient le Soleil, Jupiter, Vénus, et, à un degré moindre la planète « convertible », Mercure [29].
On peut objecter que dans une Cour aussi hautement civilisée et intellec-tuelle que celle des Valois, une invocation solennelle aux « astres heureux » en vers et musique mesurés de Baïf et de Le Jeune n’était qu’une simple métaphore poétique, telle qu’elle le serait pour nous aujourd’hui. Hautement civilisée et intellectuelle cette Cour l’était bien certainement, mais tel était aussi Marsile Ficin. Et l’une des plus fortes influences intellectuelles à la Cour italianisante des Valois fut précisément celle de Ficin, et du type de néo-platonisme alexandrin dont il est l’interprète assez timide - c’est-à-dire d’une philosophie qui n’est pas purement spécu-lative, mais qui cherche à opérer aussi bien qu’à contempler.
Nous savons aussi, que l’un des personnages les plus influents de cette Cour - Catherine de Médicis - fut une adepte fervente de l’astrologie et des sciences occultes, employant de nombreux mages, non seulement par un intérêt privé, mais aussi avec la ferme conviction qu’ils pouvaient l’aider dans ses fins politiques [30]. Son fils Henri III était lui aussi fortement attiré par ces sciences [31]. Il me semble difficile de croire que la reine mère et le roi lui-même aient pris à la légère, et comme une simple « métaphore » flatteuse, l’invocation aux astres dans la très puissante musique antique que Le Jeune écrivit pour le tournoi - assez sinistre quand on pense que la Ligue était déjà formée - entre le Roi et Messieurs de Guise.
S’il nous était donné d’errer à travers Paris au temps des fêtes du mariage de Joyeuse et de voir les nombreux arcs de triomphes, arcades, et autres splendides édifices temporairement dressés et décorés de peintures, ce spectacle nous fournirait peut-être l’impression que l’objet des fêtes était d’attirer sur la monarchie française les influences heureuses, en célébrant l’amour des conjoints. Et nous avons jusqu’à un certain point la possibilité de faire cette randonnée, bien que d’une manière
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confuse, grâce au poète Jean Dorat, qui dans son « Epithalame, ou Chant nuptial sur le très heureux mariage d’Anne duc de Joyeuse et de Marie de Lorraine » [32] décrit les réjouissances qu’il avait contribué à organiser. Tous les poètes, dit-il, se dépêchent de jouer leur rôle - « Desportes le doux », « Baïf le nombreux » et le « grave Ronsard » - et lui aussi, Dorat, doit apporter sa contribution. Ce dernier aida probablement à dessiner le plan général des décorations et à inscrire des vers sous les peintures [33] et sur les arcs de triomphe (on sait que c’était là le rôle habituel de Dorat dans les fêtes de la Cour).
Il n’est donc pas surprenant que son poème traite surtout des merveilleuses « arcades » et du « théâtre pompeux » que l’on construit et décore pour l’occasion. Le plus frappant de ces édifices, selon la description à laquelle Dorat consacre un long passage à la fin de son poème, semble avoir été un grand amphithéâtre,
Qui du ciel estoillé representoit l’exemple [34]
c’est-à-dire, était un modèle des cieux (peut-être assez semblable à celui que, nous le savons, Léonard de Vinci, dessina pour un mariage à Milan en 1489). Dans cet amphithéâtre se trouvaient des « cabinets » représentant les astres et les constellations. Et tout cet ensemble compliqué semble avoir été un modèle vivant des cieux, car on pouvait voir des lumières, représentant les planètes, se mouvoir, tra-
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çant correctement leur voie au milieu d’un décor imitant les constellations du zodiaque :
... on voioit au milieu des eschaffeux reluire
Sept grands globes ardens, qui en tour & retours
Par erreur non errant entresuiuoient leurs cours... [35]
Et toute cette représentation semble avoir été organisée pour représenter un destin heureux, ou pour l’attirer sur la maison royale de France. Au milieu de ces cieux artificiels étaient suggérés « l’arc-en-ciel », emblème de la Reine Mère, les « trois couronnes », emblème d’Henri III, et ce symbole si souvent utilisé dans les fêtes précédentes pour les entrées d’Henri et de son frère Charles - le scintillement des étoiles jumelles, Castor et Pollux, se posant sur le vaisseau de la France pour annoncer la paix :
Autres feux vagabonds descouroient par la lice,
Comme l’astre iumeau qui sur le mas se glisse... [36]
Il semble aussi que ce spectacle ait servi de fond à quelque entrée spectaculaire du Roi en Soleil :
Mesmement quand le Roi sur son char y entroit
Qui comme un grand soleil estival se montroit,
Et iectant son aspect vers la lampe lunaire,
Plus il s’en esloignoit, plus il la rendoit claire. [37]
Une telle représentation, oserai-je affirmer, dut avoir dans l’ambiance de Catherine de Médicis et de son fils plus qu’une simple valeur décorative ; ce dut être plus qu’une métaphore : plus que l’annonce d’un souhait de glorieuse destinée écrite dans les astres pour la maison royale de France. Une telle représentation dut avoir un but, une vertu - ou une vertu supposée - de talisman, autrement dit ce fut une tentative faite pour attirer l’influence des astres dans la direction voulue, au moyen d’un modèle visuel. On aurait là la contre-partie visuelle de la magie auditive d’une incantation comme celle-ci :
C’était une ancienne tradition à la Cour de France que de saisir l’occasion des fêtes de mariage pour réconcilier les factions opposées et tenter de rétablir entre elles l’harmonie. Et si nous examinons de nouveau les paroles de l’« Epithalame » de Baïf-Le Jeune pour le mariage de Joyeuse, nous remarquerons que dans des harmonies qui chantent l’amour des jeunes mariés, l’influence des « astres
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heureux » semble se faire jour - l’influence du Soleil, de Vénus, et de Jupiter - « nos malheurs épuizant » [38].
La controverse sur l’amour, dont la « Guerre de Claude Le Jeune » formait un épisode, est exprimée dans cette pièce en termes de musique « martiale » - parfois même presque trop martiale, comme dans ce passage où, lors de la répétition, un gentilhomme mit la main à son épée. Mais comme cette musique ondoie de la violence à la douceur, on peut dire qu’elle « tempère » Mars par Vénus.
Ayant présentes à l’esprit ces impressions des fêtes du mariage de Joyeuse, examinons une fois encore - peut-être avec des yeux nouveaux - le plus célèbre parce que le mieux conservé de ces divertissements, le Ballet comique de la Reine [39]. Comme on sait, la musique était de Beaulieu, les paroles de La Chesnaye, et la production de Baltasar de Beaujoyeulx, c’est-à-dire du savoyard Baldassarino da Belgiojoso. Bien qu’en vers rimés et non en stricte musique mesurée, il prétendait être en musique « antique » ; et nous y trouvons des traces suffisantes de la théorie humaniste de la musique pour nous permettre de supposer qu’il visait à produire des « effets ».
En examinant de nouveau l’intrigue de ce ballet, on se rend compte que son thème est en réalité le transfert du « pouvoir » des mains de Circé, l’enchanteresse à celles de la famille royale de France qui assiste à la représentation. Ceci, la disposition des lieux et le développement de l’action le rendait clair. A une extrémité de la salle se trouvait le jardin brillamment illuminé de Circé, la sorcière. A l’autre extrémité se tenait assis le groupe royal - la reine-mère, le roi, le conjoint et leur suite (la reine et la mariée participaient à la représentation). Au début de l’action un « gen-
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tilhomme fugitif », échappé des jardins de Circé, traverse la salle et implore le roi de délivrer le monde de la sorcière. Dans le drame mythologique qui suit, le pouvoir oscille. Circé n’est pas vaincue aussitôt, mais succombe à la fin à un pouvoir supérieur.
La « voûte dorée » à gauche de la salle - brillamment illuminée et couverte de nuages parsemés d’étoiles - représentait le monde céleste. Elle contenait dix différents « concerts de musique » de voix et d’instruments ; et sa musique, nous dit-on, représentait « la vraye harmonie du ciel » [40].
La victoire finale était assurée par la descente de Jupiter (celle de Mercure, qui l’avait précédée, ayant été sans effet durable) [41] monté sur son aigle et sur un nuage constellé. Sa descente, qui durait un certain temps, était accompagnée d’un grand éclat de musique venant de la « voûte dorée ».
Cette victoire, qui assurait le transfert du pouvoir magique de Circé aux mains du groupe royal, était résumée à la fin de la représentation par un défilé impressionnant. Minerve s’emparait de la baguette magique de Circé vaincue et conduisait cette dernière à travers la salle jusqu’à l’endroit où se tenait le groupe royal. En arrivant devant le roi, Minerve lui tendait solennellement la baguette de Circé.
De nouveau je demande si en 1581, et compte tenu de la croyance bien connue de Catherine et de son fils aux sciences occultes, on peut regarder un tel déploiement comme une pure « métaphore ». L’intrigue du Ballet comique - la défaite du pouvoir magique de Circé et le transfert de sa baguette entre les mains du roi - durent, je pense, en ces années de fièvre, avoir pour les acteurs et les spectateurs une signification assez différente de celle que nous lui trouvons - nous pour qui le Ballet comique de la Reine n’est qu’une pièce de musée, un morceau fossilisé de la préhistoire de l’opéra.
La descente de Jupiter était le point crucial de la guerre livrée contre Circé ; et tandis que Jupiter descendait « la plus docte & excellente musique, qui ius-qu’alors eust esté chantée & ouye » tombait de la « voûte dorée ». Voici les paroles de cette musique très savante :
O bien heureux le ciel qui de ses feux nouueaux
Ialoux effacera tous les autres flambeaux
O bien heureux encor sous ces princes la terre
O bien heureux aussy le nauire Francoys
Esclairé de ses feux, bienheureuses leurs loix
Qui banniront d’icy les vices et la guerre. [42]
[p. 255]
Ces paroles nous rappellent celles de « O Reine d’honneur » où l’on supplie les « astres heureux » de faire pleuvoir leurs bienfaits sur la France. Elles rappelaient probablement aussi aux spectateurs - comme l’appareil tout entier de la « voûte dorée » - la voûte des cieux de l’amphithéâtre décrit par Dorat, où, comme dans ces vers, les messagers de paix, Castor et Pollux, descendaient sur le vaisseau de France (notez les mots « le nauire Francoys, esclairé de ses feux »).
Bref, si l’on tient compte des circonstances dans lesquelles se déroulèrent les fêtes du mariage de Joyeuse, Jupiter dessendant du ciel tandis que retentit la musique de la « voûte dorée » et que se font entendre les paroles que j’ai citées, a pu paraître - non le personnage décoratif d’une mythologie morte - mais « l’astre heureux » bien vivant, l’influence planétaire fortunée, attirée d’en haut par la puissante musique afin d’éloigner de la France et de la famille royale les horreurs de la guerre.
Il existe une gravure d’un talisman qui, d’un côté, représente Jupiter sur son aigle entouré de signes magiques [43] et que la tradition suppose avoir été l’un de ceux que Catherine de Médicis portait constamment. Que ce soit vrai ou faux, Catherine croyait sans aucun doute à de tels talismans. Cette croyance n’aurait d’ailleurs été déplacée chez aucune des princesses hautement cultivées de la maison de Médicis. Car Marsile Ficin - philosophe tant admiré par le père et le grand-père de Catherine - discute, bien qu’avec précaution, dans son De Vita coelitus comparanda, du talisman ainsi que de l’incantation musicale, en tant que moyens d’attirer sur nous la vie des cieux. Quand Jupiter descend sur son aigle, au son de la musique et du chant du Ballet Comique, pour venir en aide à la famille royale de France et bannir la guerre, la scène nous paraît, naturellement, simplement métaphorique. Mais n’aurait-elle pas eu un sens plus puissant pour cette Florentine - à l’esprit à la fois subtil et superstitieux - qu’était la reine-mère, qui avait travaillé si longtemps, employant tous les moyens dont elle disposait et tous les moyens auxquels elle croyait, à maintenir ses fils sur le trône de France ?
Il se peut que de telles représentations aient été partiellement métaphoriques, ou plus métaphoriques pour les uns que pour les autres, même à l’époque. Néanmoins, le climat d’opinion et de sentiments, encore très fort à la fin du XVIe siècle, dans lequel cet art avait, croyait-on, un pouvoir « opérationnel », magique, aussi bien qu’un attrait purement esthétique, doit être pris en considération par ceux qui veulent pénétrer les sources vives des mobiles qui se cachent derrière l’activité artistique des hommes.
Une œuvre imitant de très près le Ballet comique de la Reine fut donnée à la Cour d’Angleterre en 1631 devant Charles Ier et la reine Henriette-Marie (fille d’Henri IV). C’est le masque Tempe Restor’d d’Aurelian Townshend. Il fut mis en musique, mais celle-ci est perdue ou non identifiée. Les décors en étaient
[p. 256]
splendides, dessinés par Inigo Jones [44]. Le début est une traduction, presque mot pour mot, de l’épisode du « gentilhomme fugitif » et l’allégorie, à la fin, est également traduite du Ballet comique. Le thème de Tempe Restor’d suit de très près celui du ballet français. Par l’intervention de Jupiter et de Minerve, le pouvoir de Circé est vaincu, et elle abandonne ce pouvoir, à la fin, au roi Charles et à la reine.
Au lieu de la « voûte dorée » du Ballet comique, le masque anglais présente « l’harmonie céleste » sous la forme d’une dame, suivie d’un chœur de musique, et par des personnages représentant « Fourteen Influences of the Stars » qu’elle introduit par ces paroles :
And these the Beames and Influences are
Of Constellations, whose Planeticke sway,
Though some foresee, all must alike obey. [45]
Ainsi donc l’adaptateur anglais du Ballet comique prit indubitablement les « influences célestes » du Ballet dans le sens des influences astrologiques. Ce masque de la cour des Stuart tend donc à confirmer que notre interprétation du Ballet comique est correcte, puisque c’est ainsi qu’un auteur anglais l’interprèta au début du XVIIe siècle. Naturellement, ceci n’écarte pas la possibilité que l’attitude de l’adaptateur anglais à l’égard de ce thème du transfert du pouvoir magique entre les mains royales n’ait pas été uniquement celle d’un homme convaincu de la valeur des incantations musicales adressées aux étoiles, et qu’il ait employé également celles-ci comme un compliment ou une métaphore gracieuse. Peut-être pourrait-on dire que c’est une espèce de flottement entre certaines frontières de l’esprit qui donne à ces représentations leur atmosphère insaisissable, et fait que nous nous demandons si la magie est utilisée comme métaphore, ou si la métaphore implique une certaine foi en la magie.
En fin de compte on peut remarquer que le Ballet comique ne semble pas, après tout, avoir beaucoup porté bonheur à la monarchie. Sa représentation à Paris n’évita pas l’écroulement et la disparition temporaire de la monarchie en France ; et celle de Whitehall ne sauva pas Charles Ier d’Angleterre de l’échafaud !
[p. 257]
Appendice
Magnificences qui se doibvent faire aux nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse, en Septembre et Octobre, 1581 [46]
Première Journée
Le jeudy, XIVe Septembre.
Jour des fiançailles : les accoustrements seront violetz en brodderie d’or [47].
Le dimanche, XVIIe dudit mois.
Vueille (sic) des nopces : on courra l’après- disnée la bague d’or. Il y aura deux sortes de prix. Le premier et plus honorable pour celluy qui aura mis dedans. Le second pour celluy qui aura faict les meilleurs courses.
Pour la trouppe du Roy :
Elle sera de six personnes : assavoir trois hommes et trois femmes. Les femmes seront habillées de noir avec quelques clinquans d’or et de blanc. Leurs chevaulx seront blancs et de tous ceux qui les serviront. Les harnois desdits chevaulx seront noirs d’or et d’argent comme les accoustremens.
Les hommes auront des accoustremens blancz, avec de l’or et de l’argent aussi. Leurs chevaulx et de toute leur troupe seront noirs et les harnois blancz semblablement avec de l’or et de l’argent.
Les hommes auront chacun ung page à la genette portant ung zagaye.
Les femmes chacune une fille portant leurs arcqz et quarquois en escharpe.
[p. 258]
Et chacun des six aura pour porter sa lance un roy d’estrange pays enchaisné et seront accompagnes d’un recit en langue estrangère non entendue avec quelque musique extravagante recitee par six Mores portés en panier sur ung chameau ou en une tour sur un elephant [48].
Le lundi XVIIIe dudit mois des nopces.
Les accoustrements seront blancz et dargent. Sera bon de faire reciter une epitalame a reprinses en concert de musique [par des musiciens] habillez a lantique partye en filles partye en garsons accompagnant Hymen, dieu des nopces [49].
Le mardi XIXe
Le festin de M. de Mercœur.
Les accoustremens dincarnat et dargent.
Ledit jour au soir
Combat à pied en la grande salle de Bourbon.
La bande du Roy combattant en la deffaueur damour.
Le Roy habillé de blanc.
Monsieur de Lorraine de noir.
Monsieur de Mercœur dincarnat.
Monsieur de Damville de vert.
Ils entreront sur une roche en bas de laquelle soubs les pieds du Roy sera l’amour attaché. Les musiciens habilles à lantique de quelque belle façon en hommes et femmes qui luy chanteront des injures auec quelques gestes de menace comme pour le bluster [50] le picquer le lier et luy faire autres outrages [51].
[p. 259]
Le jeudi, XXIe au soir.
Le festin de M. de Mercœur.
Vendredi XXIIe.
Rien.
Samedi XXIIIe au soir.
Combat des carrousselles en la court du Louvre.
Les combattans seront XXIIII assauoyr XII de chacun coste ; une bande d’incarnat et blanc Lautre de jaune pasle et blanc [52].
Le dimanche, XXIVe dudict mois.
Combat de trois sortes darmes a pied et a cheual lapres disnee en la grand court du Louvre ou Ion court la bague.
Le Roy lun des tenans a la picque et a lespee.
[p. 260]
Son entree aura la forme dung triumphe maritime estant enduit dans ung grand nauire au deuant duquel seront deulx ou trois rochers comme petites isles flotantes sur leaue pleynes de sereines marines et tritons sonnans de divers instrumentz et sortes [de] musique en batterie pour inciter et pour accompagner le triomphe du Roy.
Monsieur de Mercœur aussy lun des tenans a coups de tronsons et a pied.
Son entree sera sur ung char de triumphe et a lantique avec quelques pompes et ceremonies triumphalles et celles qui seront les plus belles et les plus faciles a representer. Son accoustrement sera d’or et de gris.
Monsieur de Guise aussi lun des tenans auec lespee a cheual, et sembloict quil fust bon que son cheual fust aisle comme dung Bellerophon. Son accoustrement vert dor et dargent.
Pour la retraite et les perrons des trois tenans afin quilz conuiennent a se rapporter a leurs desseings :
Celuy du Roy sera au milieu qui representera la forme dung isle ou rocher marin et si l’on veult de quelques endroits Ion poura faire jecter les feuz artificielz pour marquer quelques vues des isles Ciciliennes.
Et faudra qu’il y ayt plusieurs despouilles maritimes appendues comme espérons de galleres rames banderolles naifz et autres.
Celuy de M. de Mercœur sera un roch terrestre accompagne de quelques arbres et surtout dung grand chesne couronne de trophées ou sera pendu le cartel.
Celuy de M. de Guise qui sera a lantree des costes sera sur ung rocher a double poincte representant la montagne de prouesse, de la cyme de laquelle coulera une fontaine nee du pied de son cheual [53].
Le soir du mesme dimanche :
Masques qui seront douze.
Les musiciens au nombre de douze ou quinze seront habilles en faulnes siluaines drayades et reciteront les vers qui seront bailles suiuant linuention de la masquerade.
Les porte-torches au nombre de douze seront metamorphose dhommes et de femmes en arbres comme orangers citronniers grenadiers et autres dont les fruits qui seront dor porteront autant de lampes et de flambeaux [54].
[p. 261]
Le lundy XXVe au soir.
Le ballet de la Royne au Louvre [55].
[p. 262]
Le mardy XXVIe.
Le festin de Monsieur le Cardinal de Bourbon [56].
[p. 263]
Le jeudi XXVIIe.
Combat a cheual en forme de ballet en la co[ur] du Louure.
Semble quil sera bon auoyr quelque musique de hautbois trompets [?] et d’autres instrumens [57].
quelque musique de hautbois trompets [?] et autres instrumens.
Le soir du mesme jour :
Se fera le festin de Monsieur de Guise en son hostel.
Vendredi.
Rien.
Samedy XXIXe.
Le festin de Monsieur le Cardinal [58].
Dimanche au soir.
Le festin de la Royne-mère en sa maison.
Fin de la magnificence qui se doibt faire aux nopces de Monsieur d’Arques et de la sœur de la royne de France.
Frances A. Yates
Je dois des remerciements à mes amis, le Dr G. Bing et le Dr D. P. Walker, qui ont lu, et relu, les versions manuscrites successives de cette communication et m’ont donné de précieux conseils. Le Dr Walker m’a suggéré plusieurs détails dans le rapprochement que j’ai fait entre le texte des Airs de Le Jeune et le Programme.
J’ai aussi à remercier Mlle C. de Clermont qui m’a aidée à mettre le texte en français.
Notes
[1] Ou plutôt, réparties sur une période de près d’un mois, d’après le Journal de L’Estoile.
[2] Baltasar de Beaujoyeulx, Balet comique de la royne, faict aux nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse, Paris, 1582. Réimprimé dans Recueil des plus excellens ballets de ce temps, Paris, 1612, et par Paul Lacroix, Ballets et Mascarades de Cour de Henri III à Louis XIV, Genève, 1868, I, pp. 1 ss.
[3] H. Prunières, Le Ballet de Cour en France, Paris, 1914, pp. 82 ss.
[4] On trouve la source de ce fait dans les Vies des poètes de G. Colletet ; voir F. A. Yates, The French Academies of the Sixteenth Century, 1947, pp. 28-9.
[5] Pierre de L’Estoile, Mémoires-Journaux, éd. Brunet et autres, Paris, 1888, II, p. 23.
[6] J. Dorat, Œuvres poétiques, éd. C. Marty-Laveaux, Paris, 1875, p. 22.
[7] J.-A. de Baïf, Euvres en rime, éd. Marty-Laveaux, Paris, 1881, V, p. 5.
[8] Claude Le Jeune, Airs (1608), éd. D. P. Walker, Rome, 1951, Vol. I, Introduction par François Lesure et D.-P. Walker, p. xi, xvii.
[9] Sur cette tradition, voir infra, p. 262, note 55.
[10] Philostrate de la Vie d’Apollonius Thyaneen... enrichie d’amples commentaires par Artus Thomas, Paris, 1611, I, p. 282. Titelouze raconte à peu près la même histoire dans une lettre à Mersenne de 1622 ; voir M. Mersenne, Correspondance, éd. Tannery et de Waard, Paris, 1932, I, p. 75.
[11] Le texte complet de ce Programme est donné à la fin de cet article, voir infra, pp. 257-63. Dans les citations que j’ai faites du programme dans mon texte j’ai modernisé l’orthographe.
[12] Les citations du Journal de L’Estoile qui correspondent aux projets du programme sont données dans mes notes au texte du programme, infra, pp. 257 et suiv.
[13] Ed. cit., n° 24, p. 90
[14] Ed. cit., p. 114.
[15] Ibid., p. 98.
[16] Ibid., p. 94.
[17] Ibid., pp. 102-8. On peut maintenant constater, et presque de la bouche de Le Jeune lui-même, que la version rimée de « La Guerre » dans les Airs de 1608, n’est pas la version originale. Titelouze raconte à Mersenne que Le Jeune lui avait dit que c’était « avec des vers françois mesurez, comme en a fait Baïf et autres » qu’il avait « mis un capitaine en furie par des mouvements musicaux qu’il avoit jointz aux paroles selon leur propriété » (Mersenne, Correspondance, éd. cit., I, p. 75).
[18] Ronsard, Œuvres, éd. Blanchemain, IV, p. 170.
[19] Pierre de Vaissière, Messieurs de Joyeuse, Paris, 1926, p. 69. Vaissière imprime le programme et fait remarquer que les vers de Ronsard et de Desportes se rapportent au tournoi en faveur et défaveur d’amour. Voir aussi H. Chamard, Histoire de la Pléiade, Paris, 1940, III, p. 379.
[20] Philippe Desportes, Œuvres, éd. A. Michiels, Paris, 1858, p. 461.
[21] Ed. cit., p. 45, L’ « Epithalame » (n° 12) commence à la p. 40.
[22] Œuvres, éd. cit., IV, p .213.
[23] Ed. cit., n° 23, p. 87.
[24] C’est surtout Augé-Chiquet, dans son excellent livre (Jean-Antoine de Baïf, 1909), auquel doivent tant tous ceux qui s’intéressent à Baïf, qui a donné l’impression de l’abandon de l’Académie par Henri III. J’ai combattu cette idée dans The French Académies (p. 27 ss., et passim) mais sans disposer de la preuve que nous avons maintenant de la haute faveur publique qu’Henri conféra à Baïf en employant la pure « musique mesurée » de la combinaison Baïf-Le Jeune pour ses propres rôles dans les fêtes de 1581.
On pourrait sans doute pousser plus loin cette enquête. Dans mes notes au texte du programme des « Magnificences », j ’essaie de rapprocher une chansonnette de Baïf-Le Jeune dans Le Printemps de l’un des projets du programme (voir infra, pp. 260-1, note 54).
[25] « Le Chant orphique de Marsile Ficin », voir infra, pp. 17 et suiv.
[26] « De vita coelitus comparanda » est le titre du troisième livre du De Triplici Vita.
[27] Voir la citation supra, p. 243.
[28] Comme on sait, Ficin se croyait né sous Saturne, et donc condamné à la mélancolie saturnienne. Son effort pour s’attirer les influences des bonnes étoiles, et pour tempérer les influences saturniennes, dérivent, en partie, de cette peur. On trouvera une étude approfondie de tout ceci dans le livre de F. Saxl, E. Panofsky, et R. Klibansky, Saturn and Melancholy, qui va paraître.
[29] Mercure, en lui-même, n’a pas de caractère marqué, mais il peut « se convertir » aux autres planètes, c’est-à-dire renforcer leurs influences, bonnes ou mauvaises. Ce caractère « con-vertible » de Mercure, rend cette planète favorable aux opérations des alchimistes.
[30] Voir E. Defrance, Catherine de Médicis, ses astrologues, et ses magiciens envoûteurs, Paris, 1911 ; Th. de Cauzons, La Magie et la Sorcellerie en France, Paris, s. d., Vol. III.
[31] Les pamphlets ligueurs font souvent à Henri le reproche de s’intéresser à la nécromancie. Voir, par exemple, Les Sorcelleries de Henry de Valois, Paris, 1589 (réimprimé dans Cimber et Danjou, Archives curieuses, 1e série, XIII, pp. 485 ss.). L’auteur de ce pamphlet affirme qu’Henri et ses mignons « quasi publiquement faisoient profession de la sorcellerie ».
[32] Œuvres poétiques, éd. cit., p. 22 ss.
C’était très à la mode en ce moment d’écrire des « Epithalames ». Le Dr Walker m’en a signalé un autre par l’étrange poète J.-E. Du Monin (Nouvelles œuvres, 1582, p. 191). L’ « Hymne de la Musique » du même poète paraît donner, bien que d’une manière extrêmement confuse, dans les théories des effets « astrologiques » de la musique :
Puis tire les effets de l’étoillé contour,
Tu oiras de leur vois la musicale amour :
Car d’un astre clement la benigne influence
De deus contre-pointans rais barre la puissance :
Ainsi le Porte-fau (Saturne) attiede sa froideur,
lupin mollet baignant la Martiale ardeur,
Non moins que la vertu a pour son parfet theme,
Se loger au milieu d’un double contre extreme (Ibid., p. 97).
[33] Dorat nous dit dans ce poème que le peintre employé pour les peintures des « Magnificences » était Antoine Caron (éd. cit., p. 23, et voir The French Académies, pp. 271-4).
On pourrait dire que le rôle de Dorat à l’égard du peintre Caron serait le parallèle de celui de Baïf envers Le Jeune. Les deux poètes fournissent les paroles significatives : l’un pour l’artiste, l’autre pour le musicien. Il y aurait aussi à faire une recherche parallèle à celle que nous faisons ici - c’est-à-dire un rapprochement entre les vers de Dorat et les tableaux de Caron qui subsistent encore. (Il y a pourtant une grande différence car, tandis que Le Jeune est un très bon musicien, Caron est un très mauvais peintre.)
Il est curieux de constater que, dans les années qui suivirent, Baïf et Le Jeune restèrent des politiques et des monarchistes, mais Dorat et Caron devinrent des Ligueurs fanatiques. La tension nerveuse des esprits tout au cours des « Magnificences », où l’élément Guisard était aussi fortement représenté que l’élément monarchiste, a dû être assez singulière.
[34] Ed. cit., p. 29.
[35] Ibid., p. 30.
[36] Ibid., loc. cit.
[37] Ibid., p. 29.
[38] Lors qu’un soleil beau laisse le flot marin
Pour luire en ce bas lieu
Quand l’astre brillant d’un Jupiter bénin
Joint sa flamme à son feu...
Iras doublement reluisant,
Nos malheurs epuizant...
Sous un bel aspect nasquit heureusement
Sous des astres bien doux,
Vénus riant lors, lors tou-bon-heur tramant,
Jupiter dessus tous. (Airs (1608), éd. cit., pp. 52-7.)
Il est à remarquer aussi que dans tout ce passage (qui n’a aucun sens sinon du point de vue astrologique) l’heureux mariage qui apporte l’influence bénéfique des astres heureux est associé à un « printemps » nouveau - ce qui fait songer un peu au Printemps de Claude Le Jeune.
[39] Il serait peut-être utile de donner ici les dates auxquelles on peut fixer l’exécution des pièces de Le Jeune et du Ballet comique, d’après le Journal de L’Estoile (pour les preuves, voir infra, notes au texte du programme, pp. 258, 260, 262) : (1581)
24 septembre : l’ « Epithalame » ;
25 septembre : « La Guerre » (probablement) ;
15 octobre : le Ballet comique ;
17 octobre : « O Reine d’honeur ».
[40] Balet comique de la Royne, 1582, p. 5 v.
[41] Ceci correspond au caractère peu marqué de la planète Mercure (voir supra, p. 250, note 29). Ce n’est qu’avec Jupiter qu’il réussit. Dans le Ballet, Mercure ne réussit qu’associé à Jupiter.
[42] Balet comique, p. 49v-51r.
[43] Reproduit dans Defrance, op. cit., p. 187.
[44] Le dessin d’Inigo Jones pour la « Descente de Jupiter » est reproduit dans Allardyce Nicoll, Stuart Masques, London, 1937, Pl. 41.
[45] Aurelian Townshend, Poems arid Masks, éd. E.-K. Chambers, Oxford, 1912, p. 89.
[46] Je donne ici le texte entier du programme des « Magnificences » d’après le manuscrit de la Bibl. Nat., fr. 15 831, f. 90 (déjà imprimé par Pierre de Vaissière, Messieurs de Joyeuse, Paris, 1926, pp. 63-5).
Il existe un autre programme (signalé par Vaissière) à la Bibliothèque de l’Institut, Fonds Godefroy 385, f. 174. Ce programme est évidemment une révision faite après le changement des dates des fiançailles et des noces ; les fiançailles sont remises au 18 septembre, les noces au 24 septembre, et l’ordre des autres événements est un peu changé. Ce manuscrit ne donne pas de descriptions détaillées des fêtes et n’ajoute rien qui puisse aider à l’identification de la poésie et de la musique composées pour cette occasion.
[47] Les fiançailles eurent lieu, effectivement, le lundi 18 septembre (Pierre de l’Estoile, Mémoires-Journaux, édition de Paris, 1888, II, p. 22). La date donnée par L’Estoile est confirmée par l’ambassadeur anglais qui dans une lettre du 19 septembre dit « yesterday Duke Joyeulx was affianced to his spouse, and after that the courtiers danced, very sumptuously apparelled more than has lately been » (Calendar of State Papers, Foreign, Jan. 1581-April 1582, p. 318).
[48] L’exotisme paraît avoir joué un rôle assez important dans les « Magnificences ». Voici comment la préface au Ballet comique parle des spectacles ordonnés par le roi à l’occasion du mariage :« Sa maiesté ordonna... diuerses sortes de courses, & superbes combats en armes, tant à la barrière comme en lice, à pied et a cheual, auec des balets aussi à pied & à cheual, prattiquez à la mode des anciens Grecs, & des nations qui sont auiourdhuy les plus eslognees de nous : le tout accompagné de concerts de musiques excellentes & non encores iamais ouyes... » (Balet comiquede la Boyne, 1582, p. 1).
[49] Voir supra, pp. 246-7, les arguments selon lesquels cet épithalame ne serait autre que l’ « Epithalame à deux Chœurs » de Claude Le Jeune.
Le mariage eut lieu, selon L’Estoile, le 24 septembre à Saint-Germain-l’Auxerrois. « Le Roy mena la mariée au Moustier, suivie de la Roine, princesses et dames de la cour, tant richement et pompeusement vestues, qu’il n’est mémoire d’avoir veu en France chose si somptueuse « (L’Estoile, éd. cit., II, p. 22).
[50] Ou peut-être « blucter », c’est-à-dire « secouer ». Je dois cette correction au professeur Raymond Lebègue.
[51] De ce combat spectaculaire nous pouvons maintenant rapprocher « La Guerre » de Claude Le Jeune fait pour « la bande du Roy », et les cartels de Ronsard et Desportes pour deux des autres « bandes » (voir supra, pp. 244-6).
On ne peut dater ce spectacle d’après L’Estoile qui ne le mentionne pas. Il fut probablement donné le lendemain du mariage, c’est-à-dire le 25 septembre.
Le programme dans le manuscrit du Fonds Godefroy (voir supra, p. 257, note 46) range les jours des « Magnificences » par ordre d’importance. Les jours les plus splendides - les « plus beaux jours » - devraient être les suivants, dans l’ordre suivant : - (1) le jour du mariage, (2) le lendemain du mariage, (3) le jour des fiançailles. Le jour que ce programme assigne au « balet de la Royne » - c’est-à-dire le Ballet comique - est mentionné le cinquième par ordre d’importance. D’après cette classification, il ressortirait que les œuvres de Le Jeune - « L’Epithalame » et « La Guerre » - marqueraient les deux « plus beaux », ou plus importants, jours de la série, qui prenaient le pas sur le jour du Ballet comique.
[52] Il est probable (voir Vaissière, op. cit., p. 73) que ce spectacle eut lieu le 16 octobre. L’Estoile le décrit ainsi : « Le lundi 16e (d’octobre), en la belle et grande lisse, à grans frais et peines et en pompeuse magnificence, dressée et bastie au jardin du Louvre, exécuta le Roy son combat de quatorze Blancs contre quatorze Jaunes, à huict heures du soir, aux torches et flambeaux... » (L’Estoile, éd. cit., II, p. 33).
La « lisse » dont L’Estoile parle ici doit être celle qui avait été construite d’après les plans de Jean Dorat :
... me sembloit il voir après moi acourir
Un grand nombre d’ouuriers pour auec moy bastir
Un theatre pompeux, & deux braues arcades,
Pour au Tournoy roial seruir de deux intrades...
(Dorat, Œuvres, éd. Marty-Laveaux, p. 23).
Plus loin, Dorat explique que ces « deux arcades » représentaient la lune et el soleil. On voyait
... des deux arcades l’une
Au parangon du ciel luire comme la lune
Quand elle est en son plain, & l’amortissement
En grosses lettres d’or donnoit enseignement
Que c’estoit l’arc voué à l’heureux Hymenee
Que le Roi preparoit au Duc ceste iournée...
Mais l’autre arc, par lequel faisoient entrée aux cieux
Les grands Principautez, & Maiesté Royalle
Representoit de loing un flamboiant Soleil...
Le titre contenoit, que c’estoit l’arc Royal
Au seul Roy consacré, & a son iour natal... (Ibid., p. 26).
C’est devant ce décor représentant les deux grands luminaires célestes - et où le destin du « roi soleil » s’associait à la « joyeuse » destinée du mariage, figurée par la lune - qu’on doit imaginer le combat nocturne des « quatorze blancs et quatorze jaunes ». Ceci fait ressortir l’intention symbolique dans le choix de ces couleurs.
Les instructions très précises du programme sur les couleurs des habits des participants sont certainement liées au plan symbolique et astrologique des Magnificences. L’Estoile note avec étonnement que pendant toute la série de « dix-sept festins », les seigneurs et dames changèrent continuellement « d’accoustremens » (éd. cit., II, p. 22).
La « lisse » pour les tournois royaux, avec ses deux arcades lunaire et solaire, s’associait sans doute dans le plan de Dorat avec le bâtiment rond représentant les cieux (le « théâtre pompeux » ou « amphithéâtre ») dont nous avons parlé plus haut (voir supra, pp. 251-2).
[53] C’est à l’entrée du roi dans le spectacle que nous avons assigné la pièce « O Reine d’honneur » de Le Jeune (voir supra, pp. 247-8).
Ce spectacle est probablement le « combat à la pique, à l’estocq, au tronson de la lance, à pied et à cheval » qui, selon L’Estoile (éd. oit., II, p. 34), eut lieu le lendemain du combat des « quatorze blancs et quatorze jaunes », c’est-à-dire le mardi 17 octobre.
L’Estoile ajoute que les spectacles de ce mardi, et du jeudi suivant, étaient surtout remarquables pour la beauté de la musique. « ...La plus grande excellence de tout ce qui s’y vid, lesdits jours de mardi et jeudi, fut la musique de voix et d’instrumens, la plus harmonieuse et déliée qu’homme y assistant eust onques ouie ni entendue... » (loc. cit.) C’est presque malgré lui que L’Estoile laisse échapper cet éloge enthousiaste de la musique, car il déplore amèrement la folle extravagance de ces fêtes dans un temps de pauvreté et de misère.
[54] On pourrait tenter un rapprochement entre cette masquerade et la chanson Baïf-Le Jeune « L’un émera le violet » (dans Le Printemps de Claude Le Jeune, éd. H. Expert, Les Maîtres Musiciens de la Renaissance Française, Paris, 1900, Partie 14, n° XXVII) dont voici le texte :
L’un émera le violet,
L’autre le blanc, l’autre le noir, l’autre le gris te loûra :
L’un se pléra du tané,
L’autre de verte couleur sa livrê’ fera
Quelqu’autre l’incarnât chérit.
Moy ie loûray, moi ie portray,
Moi i’émeray tant que vivray l’orangé.
Le radieus tout animant, vivifiant Soleil beau,
Qui s’aprochant mene l’émable saizon,
Done l’été se haussant,
Porte le teint orangé.
L’un émera, etc.
La béle fleur, qui du Soleil éme si fort la clairté
Qu’éle la suit et s’epanît le voyant,
Et se reclôt le perdant,
Porte le teint orangé.
L’un émera, etc.
Le precieus et deziré riche metal qui tant vaut,
Que tout le mond’ ador’ et cherche sur tout,
Qui don’ honeur et plaizir,
Porte le teint orangé.
L’un émera, etc.
L’émable fruit que le Dragon ne someillant défendoit,
Qui reprezente le loyer de vertu,
Qui Atalant’ alenta
Porte le teint orangé.
L’un émera, etc.
On peut certainement regarder cette chanson comme une de ces « incantations solaires » dont le Dr Walker a étudié la théorie (voir supra, p. 19). La chanson invoque dans la première strophe la couleur du soleil, le jaune ou « l’orangé » ; dans la seconde, le soleil est nommé directement ; les thèmes de la troisième, et de la quatrième, sont la fleur du soleil, le tournesol, et le métal du soleil, l’or. (C’est la méthode même de l’incantation de nommer tous les attributs d’une planète, et les objets dans le monde inférieur - plantes, métaux, animaux, etc - associés avec cette planète.) Et l’on pourrait trouver des allusions solaires dans la mythologie de la dernière strophe : car selon Natalis Cornes (Mythologia, liv. VII, cap. XII « De Hesperidibus ») le dragon qui garde les pommes d’or des Hesperides est le zodiaque.
On ne pourrait imaginer meilleur décor pour cette « incantation musicale » au soleil, avec son motif dominant du « teint orangé », que la mascarade décrite par notre programme, où, « les musiciens récitent les vers qui seront baillés suivant l’invention de la masquerade » sous les orangers aux fruits d’or illuminés par les lampes et les flambeaux.
Le thème des couleurs comme livrées, entre lesquelles on fait un choix, s’intégrerait aussi très bien dans le plan des Magnificences où les couleurs symboliques des « accoustremens » jouent un si grand rôle. Le choix du « teint orangé » deviendrait ainsi un compliment au roi, et à son arcade solaire, devant laquelle les « blancs » et les « jaunes » avaient combattu le soir précédent, à la lumière des torches.
[55] Le Balet comique de la Royne (voir supra, pp. 241-2). Notre programme qui vise surtout les spectacles offerts par le roi - et qui a peut-être été fait par, ou pour le roi - ne donne pas le plan de ce « balet » dont la reine, Louise de Lorraine, avait eu l’initiative.
Le programme du Fonds Godefroy date le « balet de la Royne » du 1" octobre. D’après L’Estoile, ce ballet fut réellement exécuté le 15 octobre. Voici ce qu’il en dit : « Le dimanche 15, la Royne fist son festin au Louvre, lequel elle finist par un ballet de Circé et de ses nymphes, le plus beau, le mieux ordonné et le plus dextrement exécuté, au contentement de chacun qui eust moien de le voir, qu’aucun autre de tous ceux auparavant, par le Roy et autres princes et sein-gneurs, mis enjeu » (éd. cit., II, p. 33).
Dans quelques-unes des éditions du Journal de L’Estoile, (par exemple dans celle qui est imprimée dans le Recueil de diverses pièces servant à l’histoire de Henri III, Cologne, 1663, p. 49), le ballet que la reine donna le 15 octobre est appelé « un balet de Gères et de ses nim-phes ». C’est une erreur, car on sait très bien d’après l’édition imprimée du Balet comique qu’il y est question de Circe, et non de Cerès.
Cette erreur a peut-être donné naissance à une tradition qu’on trouve, au XVIIIe siècle chez quelques historiens de la musique qui affirment que la reine Louise donna un second ballet, quelques jours après le fameux Ballet comique, et que ce second ballet était un « Ballet de Ceres » avec musique de « Claudin ». Voir J. Bonnet, Histoire de la musique et de ses effets, 1717, p. 318. Je cite cette tradition d’après un manuscrit anonyme, et inédit, du XVIIIe siècle qui est, en grande partie, une compilation d’après Menestrier et Bonnet : - « Quelques jours après [la représentation du Ballet comique] la Reine donna au Louvre le Ballet de Ceres et de ses nymphes. La musique étoit de Claudin. Les entrées de ballet étaient de Baltazarini. Cette feste fut continuée par un ballet dansé par des chevaux d’Espagne, dressés pendant six mois pour cet effet » (Traité du Ballet, Bibl. Nat., mss. fr. 25 465, f. 18).
[56] Ce festin n’étant pas offert par le roi, notre programme ne donne pas de détails, mais L’Estoile remplit cette lacune : « Le Cardinal donna son festin, dit-il, le mardi 10 octobre, dans l’hôtel de son abbaye de Saint-Germain-des-Près. Pour transporter la cour de l’autre côté de la Seine il fist faire à grans frais, sur la rivière de Seine, un grand et superbe appareil d’un grand baq, accommodé en forme de char triumphant, auquel le Roy, princes et princesses, et les mariés, dévoient passer du Louvre au Pré aux Clercs, en pompe moult solenelle, car ce baq ou char triumphant devoit estre tiré par dessus l’eau par autres batteaux desguisés en chevaux marins, tritons, balenes, serenes, saumons, dauphins, tortues et autres monstres marins, jusques au nombre de 24, en aucuns desquels estoient portés, à couvert au ventre desdits monstres, les trompettes, clairons, haultbois, violons, cornets et autres musiciens d’excellence, mesmes quelques tireurs de feux artificiels qui pendant le trajet dévoient donner maints passetemps et plaisirs, tant au Roy et à sa compagnie, qu’à 50 mil personnes du peuple de Paris, de tout genre, aage et sexe, espandues sur les deux rivages, en grande expectation de voir quelque rare et beau dessein. Mais le mistère ne fut pas bien joué, et ne peust-on faire marcher les animaux ainsi qu’on avoit projette, de façon que le Roy, aiant aux Tuilleries, depuis 4 jusqu’à 7 heures du soir, attendu le mouvement et acheminement de ces animaux aquatiques sans en apercevoir aucun effect, despité et marri, dit qu’il voioit bien que c’estoient des bestes qui commandoient à d’autres bestes, et estant monté en coche avec les Roynes et tout le train de sa suite, alla au festin qui fust jugé le plus pompeux et magnifique de tous, nommément en ce que ledit seigneur cardinal fit représenter un jardin artificiel garni de fleurs et de fruits, comme si c’eust esté en may, ou en juillet et aoust » (éd. cit., II, pp. 32-3).
Il est évident que le malicieux L’Estoile se réjouit beaucoup de cette débâcle publique des « Magnificences ».
Ce qu’il dit du « jardin artificiel » fait penser que le Cardinal projetait, peut-être, un spectacle sur le thème des « saisons », avec les fleurs du printemps et les fruits de l’automne comme décor. Nous avons déjà cueilli une fleur du Printemps de Claude Le Jeune pour les Magnificences (voir supra, p. 260, note 54), et nous ne pouvons pas entièrement négliger la rumeur confuse qui parle d’un « Ballet de Cerès » - c’est-à-dire « de l’Automne » par Claudin (voir supra, p. 262, note 55). Mais, puisque le programme du festin du Cardinal de Bourbon nous manque, et puisque, en tout cas, il est peu probable qu’il aurait pu se procurer le musicien qui travaillait pour le roi, on n’a pas le droit de rapprocher ce vague « jardin artificiel » des compositions de Le Jeune.
[57] L’Estoile : « le jeudi 19 octobre, pour fin des carousels et ballets, fut fait le ballet des chevaux, auquel les chevaux d’Espagne, coursiers et autres de combat, en combattant, s’avan-çoient, se retiroient et se contournoient, au son et à la cadence des trompettes et clairons sonnans, y aians esté aduits et instruits cinq au six mois auparavant » (éd. cit, II, p. 34).
L’Estoile donne l’impression que le ballet aux chevaux fut le dernier des spectacles (il n’est pas le dernier dans le programme), et il dit que ce jeudi, avec le mardi précédent (jour auquel nous avons assigné deux pièces de Le Jeune, voir supra, p. 260, notes 53, 54) fut très remarquable du point de vue de la musique, et aussi des feux d’artifice. « La plus grande excellence de tout ce qui s’y vid, lesdits jours de mardi et jeudi, fut la musique de voix et d’instrumens, la plus harnomieuse et déliée qu’homme y assistant eust onques ouie ni entendue... » (éd. cit., îoc. cit.).
Pour Bonnet, ceci indique qu’un concert de voix et d’instruments suivit le ballet aux chevaux, avec sa musique militaire. Et il tire de la remarque de L’Estoile que quelques uns des « galères » et autres appareils des fêtes « prinrent feu aux feux d’artifice » (éd. cit., Ioc. cit.), une description probablement fantaisiste des feux d’artifice du dernier jour des Magnificences (Eist. de la musique et de ses effets, 1717, p. 319).
On voit les « galères » romaines sur la Seine en fête dans quelques-uns des tableaux d’Antoine Caron ; voir F. A. Yates, « Antoine Caron’s Paintings for Triumphal Arches », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XIV (1951), p. 132.
[58] Le Cardinal de Guise.