Le cimetière sainte-Marguerite : analyse des premières fouilles (novembre 1846 et juin 1894)
Pierre Léon Thillaud
Comment citer cette publication :
Pierre Léon Thillaud, "Le cimetière sainte-Marguerite : analyse des premières fouilles (novembre 1846 et juin 1894)", dans Cahiers de la Rotonde 1986, n° 6, p. 81-90. Article réédité sur Cour de France.fr le 1er octobre 2015 (https://cour-de-france.fr/article3863.html) dans le cadre du projet "La médecine à la cour de France".
En septembre 1979, un sondage effectué dans l’enclos de l’église Sainte-Marguerite permit d’exhumer un certain nombre d’ossements. Une commission composée des professeurs Huard et Grmek et du Dr Pierre Léon Thillaud fut chargée de les examiner et d’en faire une expertise ostéo-archéologique, destinée à identifier peut-être le cadavre de l’enfant décédé au Temple en 1795.
En 1983, la revue Cahiers de la Rotonde publia trois articles du Dr Thillaud consacrés respectivement à la pathographie du prince au Temple, aux premières fouilles effectuées au cimetière Sainte-Marguerite (novembre 1856 et juin 1894) et reprenant enfin le protocole d’expertise ostéo-archéologique demandé par M. Michel Fleury, directeur des antiquités historiques de la région d’Ile de France.
Il nous autorise aujourd’hui à reproduire l’ensemble de ces articles :« Pathographie de Louis XVII au temple (août 1792-juin 1795) », Cahiers de la Rotonde 1986, n° 6, p. 71-80.
« Le cimetière Sainte-Marguerite : analyse des premières fouilles (novembre 1856 et 4 juin 1894) », Cahiers de la Rotonde, 1986, n° 6, p. 81-90.
« Le cimetière Sainte-Marguerite : ostéo-archéologie des dernières fouilles (septembre 1979) », Cahiers de la Rotonde, 1986, n° 6, p. 91-97.Jacqueline Vons, responsable du projet "La médecine à la cour de France"
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Les fouilles du XIXe siècle. Introduction
En novembre 1846, l’édification d’un hangar, rendue nécessaire pour la fonte d’une cloche, permit la découverte d’un cercueil de plomb. Curieusement, l’emplacement de cet abri provisoire coïncidait avec celui, indiqué par Decouflet en 1816, comme étant la sépulture définitive de Louis XVII [1]. L’abbé Haumet, curé de Sainte-Marguerite depuis 1831, écrit dans une note relative à cette mise à jour :
Je savais depuis longtemps... que l’infortuné fils de Louis XVI avait été déposé dans le cimetière de Sainte-Marguerite. Une tradition constante et quelques histoires de Louis XVII m’avaient aussi appris que le fossoyeur l’avait enlevé, une des nuits qui suivirent l’inhumation, et transporté près de la porte latérale de l’église, derrière la chapelle actuelle de Sainte-Marguerite ... Je n’aurais donc jamais pensé à rechercher les restes du jeune prince et je n’avais d’ailleurs aucune autorité ....
Après les avoir justifiées, l’abbé poursuit par une description des circonstances d’exhumation et conclut :
Le cercueil fut apporté chez moi contenant le squelette presque entier. Je dis presque entier, parce que ce cercueil s’est trouvé, par vétusté, ouvert en plusieurs endroits de sa partie inférieure, ce qui a occasionné la perte de quelques petits ossements, sans importance, du reste, pour constater l’identité. M. le docteur Milcent, président de la conférence de Saint-Vincent de Paul, se trouvait en ce moment au presbytère. Je le priai d’examiner avec soin les restes que je lui présentais. Il le fit, non pas une fois, mais à diverses reprises. Il pensa même en devoir conférer avec un de ses confrères, le docteur Tessier [2].
Il ressort de ces explications que cette découverte, providentielle, n’est pas vraiment le fruit du hasard. Elle apparaît, plus sûrement, comme l’aboutissement logique - inévitable - de l’enquête de 1816. Il faut se souvenir, avant tout, que cette enquête fut inachevée, ou plutôt brusquement interrompue, sans qu’aucune fouille ne soit pratiquée. Cette fin inattendue qui ne satisfit personne, laissa,
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au contraire, le champ libre aux hypothèses les plus hardies que se disputèrent historiens et aventuriers. Les autorités, pour leur part, renonçant prudemment à des recherches aléatoires, s’accordèrent pour tenir, comme version la plus vraisemblable, le témoignage de Decouflet relatant les agissements de Bertrancourt. Cette dernière version se fit rapidement « tradition » ; de sorte que l’extraordinaire de cette découverte est qu’il fallut l’attendre trente ans...
Les premières observations
Le rapport scientifique, signalé par l’abbé Haumet dans sa note, n’a pas été retrouvé. Mais le docteur Milcent avait écrit au curé un premier résultat de ses observations, dans une lettre que nous reproduisons ci-dessous :
« Paris, ce 3 février 1847.
Monsieur le curé,
J’ai examiné avec beaucoup de soin les ossements au sujet desquels vous m’avez fait l’honneur de me demander mon opinion. Ces ossements ne peuvent avoir appartenu à un sujet fort jeune. Ils portent tous, de plus, un cachet particulier de faiblesse, de gracilité, de longueur disproportionnée, qu’on retrouve en général chez les personnes d’une constitution débile, scrofuleuse, ou qui ont vécu dans de mauvaises conditions hygiéniques.
En examinant avec une grande attention les différentes parties de ce squelette, j’ai trouvé sur l’extrémité inférieure de l’os de la cuisse gauche des traces évidentes d’une carie et sur l’extrémité de l’un des deux os de la jambe, du même côté, une altération analogue. Il est inutile d’ajouter ici quelques autres considérations qui pourraient donner au besoin à mon opinion sur l’âge, le sexe et la constitution de celui à qui ont appartenu ces ossements, une valeur plus scientifique.
Si maintenant on rapproche les particularités que je viens d’indiquer des détails historiques et des pièces officielles que nous possédons sur l’infortuné Louis XVII, on ne peut méconnaître la remarquable coïncidence qui existe entre les unes et les autres.
On trouve, en effet, dans le rapport de M. Harmand, commissaire du Comité de sûreté générale, chargé de visiter le jeune prisonnier du Temple, « que le prince avait le maintien du rachitisme et d’un défaut de conformation, que les jambes et les cuisses étaient longues et menues, les bras de même, le buste très court, la poitrine élevée, les épaules hautes et resserrées, la tête très belle dans tous ses détails, etc. ».
Il ajoute qu’il constata « une tumeur au poignet et au coude et des mêmes grosseurs aux deux genoux, sous le jarret ».
Le procès-verbal d’autopsie par les docteurs Dumangin, Pelletan, Lassus et Jeanroy contient, entre autres détails, les lignes suivantes : « Tous les désordres dont nous venons de donner le détail sont évidemment l’effet d’un vice scrofuleux existant depuis longtemps ».
On y lit aussi : « Au côté externe du genou droit, nous avons remarqué une tumeur sans changement de couleur à la peau, et une tumeur sur l’os radius du poignet ». Du côté gauche, les mêmes tumeurs avaient été mentionnées dans un rapport de Sevestre, député de la Convention.
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On regrette de ne trouver dans le procès-verbal l’examen des os, seules parties du corps qui nous restent ; mais, indépendamment des caractères de conformation vicieuse qui sont si nettement mentionnés dans le rapport de Harmand, ces kystes ou tumeurs remplis d’une matière blanche, lymphatique (voir le procès-verbal d’autopsie), en un mot tuberculeuse, trouvés par les médecins, s’accompagnent bien souvent d’altérations des os eux-mêmes, altérations que nous avons trouvées sur le petit squelette en question.
En 1817, M. Pelletan signa une espèce d’appendice au procès-verbal d’autopsie, dans lequel il rappelle la manière dont le crâne fut scié, et où il dit : « L’on doit retrouver la calotte du crâne remise en place ». Et c’est, en effet, ce que j’ai constaté.
Enfin, ai-je besoin de vous faire remarquer une dernière coïncidence entre l’existence de cette belle chevelure que le rapport de M. Harmand signale, et la présence dans le cercueil de ces longs cheveux roux, dont le temps et la terre ont seulement altéré la couleur .
Quant à la place qu’occupait le corps dans le cimetière Sainte-Marguerite, place indiquée par des traditions authentiques et pour ainsi dire vivantes dans notre paroisse, et qui reposent d’ailleurs sur des preuves historiques d’une grande valeur, je n’en parle pas, c’est une circonstance que vous connaissez mieux que moi.
Une seule chose me laisse encore quelques doutes que je vais du reste éclaircir : c’est la longueur considérable des os des jambes ; mais ce fait, singulier par lui-même, et tout à fait extraordinaire pour un enfant de cet âge (dix ans et deux mois), ne devient-il pas une nouvelle preuve de l’authenticité de vos reliques, si l’on se rappelle cette longueur des membres dont M. Harmand fut surpris dans sa visite au Temple ?
Je m’arrête, Monsieur le Curé, je compte, en effet, exposer plus nettement, dans une pièce plus régulière, les réflexions un peu confuses que je viens de vous soumettre, etc.
Signé : Alph. MILCENT.
P. S. - Je n’ai pas besoin de vous prier de faire l’usage qu’il vous plaira de cette lettre en attendant mon procès-verbal [3]. »
A l’occasion de quelques remarques au sujet de cette lettre, Milcent nous révèle les conclusions de son rapport détaillé :
Il paraissait démontré que ces ossements étaient bien ceux de l’enfant détenu au Temple au moment de la visite du commissaire Harmand, de l’enfant dont l’autopsie avait été faite peu de temps après par les docteurs Dumangin, Pelletan, Lassus et Jeanroy et qui avait été enterré dans le cimetière SainteMarguerite. Mais qu’il était absolument impossible d’admettre que ce squelette fut celui d’un enfant de dix ans et quelques mois, et qu’il ne pouvait avoir appartenu qu’à un jeune garçon de quinze à dix-huit ans [4]..
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Analyse du rapport
Il nous paraît important d’analyser le rapport préliminaire de Milcent. C’est grâce à l’observation de quatre éléments d’identification qu’il put, en effet, proposer des conclusions qui ne furent pas sans conséquence puisque, aujourd’hui encore, elles sont acceptées par nombre d’historiens. Il convient, dans ces conditions, d’en apprécier la rigueur.
Le premier élément, d’ordre paléopathologique, pourrait être déterminant. Milcent note sur des extrémités osseuses participant à l’articulation du genou gauche « des traces évidentes de carie ». Malheureusement, le rapport d’autopsie de Louis XVII signale, seulement, l’atteinte du genou droit et du poignet gauche [5]. Milcent ne cite pas ce passage précis et regrette même l’absence d’étude ostéologique lors de la nécropsie. Ce n’est qu’en partie vrai puisque Pelletan fait référence au « périoste » dans sa description de la tumeur blanche du genou. On pourrait admettre, malgré tout, l’existence d’un remaniement osseux visible uniquement sur l’os sec. Mais alors, comment expliquer qu’aucun des observateurs, ayant été amenés par la suite, à examiner les ossements n’en fasse mention ?
Le deuxième élément d’identification se réfère à la couleur des cheveux. Sans poursuivre plus avant la critique de cet argument, nous indiquerons seulement que l’état des connaissances médico-légales (trichoscopiques en particulier) en 1846 et l’absence de moyen de comparaison fiable font que cet élément est dépourvu de la moindre valeur.
Le troisième élément est d’ordre purement historique. Il concerne l’emplacement de la sépulture. Nous venons de rappeler l’origine « des traditions authentiques » qui le désigne. Quant aux « preuves historiques d’une grande valeur », de récentes découvertes ont permis à M. Michel Fleury de démontrer le peu de crédit que l’on devait accorder au témoignage de Decouflet sur les agissements de Bertrancourt dans les nuits qui suivirent l’inhumation de Louis XVII [6].
Le quatrième élément est également historique. Il concerne les correspondances qui existent entre les observations faites par Milcent et celles relatées par Harmand, sous la Restauration, à l’occasion d’une visite au Temple, dont la date, par ailleurs, n’a pu être précisée [7]... Constamment, Milcent fait référence à ce témoignage : que ce soit pour l’extraordinaire longueur des membres, la couleur des cheveux ou les tumeurs articulaires. Or, la plupart
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des historiens relèvent l’invraisemblance des déclarations, tardives et intéressées, de ce conventionnel de la Meuse. Hastier le tient même pour « un faux témoin » [8]. Nous pensons que le témoignage d’Harmand ne peut, en aucun cas, servir de référence privilégiée lors d’une tentative d’identification de Louis XVII et, encore moins, être préféré à celui des opérateurs de l’autopsie.
Le docteur Milcent demanda à son confrère Récamier de procéder, à son tour, à la détermination de l’âge du squelette. Les conclusions fournies par ce praticien reposent, à la différence de celles de Milcent, sur une stricte analyse anthropologique et apparaissent beaucoup plus nuancées.
1. Les os des membres et les dents semblent appartenir à un sujet de quinze à seize ans environ ou plus ;
2. La tête et les os du tronc, les cheveux et les sutures des os du crâne à un sujet moins avancé, de douze ans environ, car le diamètre antéropostérieur de la tête, n’étant que de six pouces, ne peut être celui de la tête d’un adulte, dont la tête aurait certainement plus de six pouces d’avant en arrière, et plus de cinq pouces d’un temporal à l’autre ; la hauteur de la face, du menton jusqu’à la courbure du coronal en arrière, n’étant que de six pouces, ne semble pas dans les proportions d’un adulte. Les côtes et les clavicules sont certainement d’un très jeune enfant [9].
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Les fouilles de 1894
Ainsi s’achève, en 1847, l’enquête menée après la découverte d’un cercueil de plomb au cimetière Sainte-Marguerite. Comment en accepter les conclusions ? Comment prétendre pouvoir faire la distinction entre Louis XVII et son éventuel substitut, alors que rien ne nous permet d’affirmer que nous sommes en présence des restes osseux d’un ou plusieurs individus ?
Le 5 juin 1894, une nouvelle exhumation du squelette, mis au jour en 1846, eut lieu à l’initiative de Me G. Laguerre. Durant huit jours, plusieurs « sommités de la science anthropologique » examinèrent ces ossements. De cette seconde enquête, nous conservons trois rapports scientifiques. La totalité de ces divers rapports ayant été largement reproduite, nous n’en retiendrons que les conclusions pour chacun d’eux [10].
Pour le docteur de Backer, directeur de la Revue de l’Antisepsie et le docteur Bilhaut, chirurgien des enfants de l’hôpital International il résulte de l’examen détaillé
« 1. Que nous nous trouvons en présence d’un sujet ayant appartenu au sexe masculin (ainsi que le démontre l’état particulier des os iliaques) ;
2. Le sujet a atteint l’âge de quatorze ·ans - qu’il peut avoir dépassé. L’état des épiphyses, des humérus, des fémurs, des tibias, ainsi que l’examen de la boîte crânienne, nous permettent de conclure dans ce sens. L’état des maxillaires, leur développement et leur écartement, le système dentaire corroborent cette assertion ;
3. Certaines modifications dans la direction de quelques os accusent une faiblesse spéciale qui s’est traduite par une légère scoliose, un retard dans le développement du thorax et un léger degré de genu valgum à gauche. »
Ayant à déterminer l’âge probable du squelette exhumé, les docteurs Magitot, membre de l’Académie de médecine, ancien président de la Société d’anthropologie, et Manouvrier, professeur à l’École d’anthropologie, concluent :
« 1. Le squelette qui a été soumis à notre examen est celui d’un sujet probablement masculin, de la taille de 1 m 63 c environ et certainement âgé de 18 à 20 ans ;
2. Ces constatations ne se rapportent en aucune façon à un enfant tel que devrait être le squelette du Dauphin en admettant la tradition historique qui place sa mort et son inhumation à l’âge de dix ans et deux mois. »
Enfin, le professeur Amoëdo, de l’École odontotechnique de Paris, qui examina le squelette avec le professeur Poirier, anatomiste, estime que le crâne examiné devait appartenir à un individu âgé de dix-huit ans au moins ».
À la différence de la précédente, l’enquête de 1894, dont nous possédons tous les rapports officiels, fut conduite sur un plan strictement médical et anthropologique par des personnalités particulièrement compétentes en ces domaines comme Manouvrier et Poirier. Enrichi d’une iconographie composée de dessins
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et de photographies, le dossier de ce nouvel examen des ossements mis à jour en 1846 apparaît plus complet et plus précis [11]..
La détermination de l’âge du squelette s’affine, avec une nette tendance au vieillissement du sujet. Pour le premier rapport, il s’agit d’un enfant d’au moins quatorze ans ; pour le second et le troisième, d’un adolescent de dix-huit à vingt ans ou de dix-huit ans au moins. Les deux premiers rapports qui seuls concernent l’ensemble du squelette donnent une évaluation globale de l’âge du squelette, alors que Récamier avait marqué nettement les différences existant entre les membres et le reste des ossements.
La présence d’os disparates se voit confirmée pour la première fois de façon officielle dans le rapport des docteurs de Backer et Bilhaut : « Nous trouvons en plus une extrémité inférieure de l’humérus qui appartient évidemment à un autre sujet, les deux humérus ayant été relevés très complets dans celui qui nous occupe » [12].
Pourtant, si l’on en croit Lambeau, cela ne fut fait que de façon incomplète [13]. Cet auteur rapporte, en effet, qu’un érudit, M. Pascal, présent aux fouilles de 1894, avait constaté que « deux omoplates et des côtes d’enfants » mélangées aux autres ossements ne furent pas retenues dans le procès-verbal. Qu’en est-il exactement ? Nous ne le saurons jamais, car ces os écartés sont définitivement perdus.
Mais, si la détermination globale de l’âge constitue un argument en faveur de la provenance unique de ces ossements, le problème de cette unicité d’origine fut malgré tout évoqué. Le docteur Bilhaut écrit à ce sujet :
« Une dernière question se posait : les os des membres inférieurs appartenaient-ils au même squelette que la tête ?
Le docteur Backer et moi, nous sommes tentés de le croire pour les motifs suivants :
Les os que nous avons examinés ont un caractère extérieur des plus frappants ; ils sont de la même teinte ... L’unité de teinte est donc un argument qui peut avoir une certaine valeur en l’espèce.
La soudure de l’apophyse basilaire, de l’avis du docteur Manouvrier, est un des signes les plus certains de la perfection du squelette dans la voie de l’ossification. Si nous examinons les divers os longs, nous voyons que le terme de l’ossification est, en somme, assez proche pour tous.
On ne peut pas conclure non plus du peu de longueur des humérus pour attribuer les membres supérieurs et les membres inférieurs à des sujets
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différents. En effet, les calculs admis en anthropologie comme suffisamment exacts pour donner la taille d’un individu par la mensuration, ou des humérus, ou des tibias, ou des fémurs, donnent ici des résultats très concluants. D’après la dimension des tibias, la taille serait de 1 m 61. D’après celle des humérus, elle serait de 1 m 62. Enfin, d’après celle des fémurs, elle serait de 1 m 66.
Ces résultats une fois admis, et pour cela nous nous abritons derrière la haute compétence du docteur Manouvrier, il ne reste plus qu’à reconnaître toutes les chances de voir les parties diverses de ce squelette n’appartenir qu’à un seul et même sujet [14]. »
Nous ne pouvons reconnaître à la similitude de teinte des ossements qu’une valeur indicative. Cette teinte, en effet, dépend essentiellement de la composition chimique du sol et de la nature de l’écoulement des eaux. Aussi, n’est-il pas exceptionnel de découvrir un squelette complet présentant d’importantes variations de coloration ; inversement, deux os provenant d’individus différents peuvent avoir une teinte semblable.
L’argumentation d’ordre anthropologique sur les mensurations des membres, confortée par les indications fournies par le rapport de Magitot et Manouvrier, se révèle, par contre, assez déterminante pour admettre l’unité d’origine des ossements retenus pour l’enquête de 1894. Dans ces conditions, nous ne pouvons qu’émettre des réserves supplémentaires sur les conclusions de 1846.
Aucune lésion osseuse n’est signalée. Connaissant pourtant le rapport de Milcent, Bilhaut et de Backer n’ont pas confirmé la présence de « traces évidentes de carie ». Seules, sont relevées deux déformations axiales se traduisant par une légère scoliose et un genu valgum gauche.
L’iconographie, constituée de dessins et de photographies, comporte deux représentations du crâne. Elles permettent de voir le trait de scie, indispensable à la nécropsie du cerveau. Ce trait de scie, pratiqué par une main « très experte » pour de Backer et « inexperte » pour Laguerre [15] [16], s’étend de l’os frontal à la protubérance occipitale externe. Ce trajet est tout à fait habituel ; nous verrons, plus avant, qu’il ne peut guère varier.
Pelletan déclara en 1816 : « avoir scié le crâne, en travers, au niveau des orbites » [17]. Me Maurice Garçon, constatant que le trait de scie du crâne exhumé en 1846 se situe bien au-dessus de l’arcade sourcilière, presque sur la suture coronale, conclut que ce crâne ne peut être celui autopsié au Temple. « Le niveau des orbites est une précision rigoureuse, remarque cet auteur, on doit entendre par là que la lame de scie a passé juste au-dessus de l’arcade sourcilière » (ibid.).
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Fig. 1. Photographie faite à l’occasion de l’enquête de 1894, de la vue antéro-latérale droite de la tête osseuse exhumée au cimetière sainte-Marguerite en 1846.
On distingue nettement le trait de scie, situé tout à fait normalement au niveau des orbites, de manière à dégager l’ensemble du contenu de la boîte crânienne. En anatomie, l’orbite définit tout le volume qui, pour contenir l’œil, s’enfonce notablement dans le massif facial. L’arcade sourcilière ne constitue que le bord supérieur de l’orifice orbital. L’opérateur doit donc toujours scier bien au-dessus de l’arcade sourcilière pour ne pas couper le fond de l’orbite, tout en effectuant un trait le plus circonférenciel possible.
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Cette argumentation se heurte aux impératifs techniques qu’impose la structure anatomique de la tête osseuse chez l’homme. La section d’un crâne doit permettre de dégager l’encéphale. Pour cela, il faut découper une calotte au-dessus du massif facial et de la base du crâne. L’utilisation d’une scie impose un trajet rectiligne. Si l’on veut satisfaire à ces deux exigences, il est impossible de passer par l’arcade sourcilière. Il semble, en fait, qu’à l’origine de cette discussion, il y ait eu confusion entre l’arcade sourcilière et la pyramide quadrangulaire à sommet postérieur que constitue la cavité orbitaire, encore appelée orbite. Le trait, enfin, ne peut qu’avoir une direction oblique de haut en bas et d’avant en arrière. Compte tenu de la configuration de la face interne de la base du crâne, formée de trois étages disposés de haut en bas et d’avant en arrière, un trait horizontal ne permettrait pas de dégager l’encéphale sans détériorer les parties contenues dans l’étage postéro-inférieur. Dans ces conditions, les caractéristiques du trait de section pratiqué à fin d’autopsie sur le crâne exhumé en 1846 ne peuvent constituer un élément d’identification (fig. 1).
Ainsi, au terme de cette seconde enquête sont recueillis de nombreux éléments déterminants, quantifiés et, souvent, contradictoires avec ceux de 1846. Il est significatif de constater avec quelle prudence Laguerre formule la conclusion de son compte rendu d’expertise, à la lumière de ces informations nouvelles : « « Si nous avons retrouvé l’enfant inhumé en 1795, cet enfant n’était pas Louis XVII » [18]. Nous voici bien en retrait des certitudes de Milcent, si favorables aux tenants de la substitution du Dauphin.
Conclusion
En conclusion, que faut-il retenir de ces ossements, trouvés dans un cercueil de plomb, appartenant à un adolescent âgé de 18 à 20 ans ? De toute évidence, il ne peut s’agir de Louis XVII. Mais il ne peut s’agir également de son éventuel substitut ; celui-ci paraissant bien, aux opérateurs de l’autopsie, « âgé de dix ans environ » et ayant été enterré dans un cercueil de bois [19].
Avec les actuels moyens d’investigation paléopathologique, en pratiquant notamment des clichés en radiologie fine et en procédant à certaines analyses biochimiques, nous serions en mesure de déterminer précisément : l’unité d’origine de ces ossements, leur stade de maturation ainsi que l’existence d’éventuels remaniements de la structure osseuse, réactionnels à un processus pathologique. Nous savons où sont conservés ces ossements, une telle analyse demeure donc possible.
Notes
[1] Tous les détails de cette exhumation et de l’enquête qu’elle provoqua furent publiés dans les numéros 1364 et 1365 du journal La ville de Paris des 27 et 28 août 1884. Cette documentation fut intégralement reproduite dans le travail de Lucien Lambeau, « L’ancien cimetière paroissial Sainte-Marguerite », dans Procès-Verbaux de la commission du vieux Paris, séance du 11 février 1904, p. 55-118, planches et plans h.-t.
[2] Lucien Lambeau, op. cit., p. 100.
[3] Ibidem, p. 100-101.
[4] Ibidem, p. 101-102.
[5] Le procès-verbal de cette autopsie est intégralement reproduit dans notre article « Pathographie de Louis XVII au Temple (août 1792-juin 1795), cf. ci-dessus, p. 71-80.
[6] Michel Fleury, « Rapport... sur les résultats du sondage effectué au cimetière Sainte-Marguerite en vue de vérifier l’exactitude des déclarations faites en 1816 relativement à la sépulture de louis XVII », dans Procès-Verbaux de la commission du Vieux Paris, séance du 10 décembre 1979 (supplément au Bulletin municipal officiel de la ville de Paris du 8 mai 1980, p. 5-15).
[7] Harmand (de la Meuse) a publié son témoignage dans ses Anecdotes relatives à quelques personnes ..., Paris, 1814, in-12, p. 15-50. De larges extraits de cette relation sont reproduits dans l’ouvrage de Louis Hastier, La double mort de Louis XVII, Paris, 1951, p. 292-296.
[8] Louis Hastier, op. cit., p . 296. Il faut rendre, néanmoins, cette justice à Harmand ; sa description du Dauphin n’indique que des « jambes et des cuisses longues et menues, les bras de même », sans insister sur le caractère extraordinaire de cette constatation.
[9] Lucien Lambeau, op. cit., p . 102].
Remarquons, dès à présent, qu’aucun remaniement osseux pathologique n’est indiqué. Mais, par contre, un élément nouveau s’impose. Pour Récamier, la forme de ses conclusions en témoigne, les ossements examinés ne proviennent pas du squelette d’un seul mais de deux, voire de trois individus. Singulièrement, cette constatation, déterminante et contradictoire, ne fut pas retenue par Milcent dans les conclusions de son « rapport détaillé ». Pourtant, cette notion de collection d’os disparates avait été évoquée dès les premiers instants de la découverte. Une lettre écrite par l’abbé Gaulle, ancien vicaire de Sainte-Marguerite, rapporte le témoignage de l’abbé Bossuet qui assista à la mise à jour du cercueil de plomb :
Lorsque les ossements furent mis à découvert, les assistants furent frappés de la disproportion étrange existant entre les bras et les jambes avec les restes du squelette : le corps était celui d’un enfant, tandis que les membres antérieurs semblaient se rapporter à un sujet d’âge plus avancé. Le premier mouvement fut de déclarer que ces restes n’appartenaient pas au même corps. On se ravisa, sur l’observation que quelqu’un fit de l’état scrofuleux où se trouvait le jeune prince au moment de sa détention et sous l’influence duquel il avait pris, dans les dernières années de sa vie, une croissance anormale »[[Robert Chantelauze, Les derniers chapitres de mon Louis XVII : découverte des ossements du Dauphin en 1846 dans le cimetière Sainte-Marguerite, Paris, 1887, p. 34.
[10] Lucien Lambeau, op. cit., p. 104-109.
[11] Cette iconographie peut être consultée dans son ensemble dans l’article des docteurs F. de Backer et M. Bilhaut, « Les ossements de L ... XVII », Annales d’orthopédie et de chirurgie pratiques, 1894, t. VII, p. 161-176, voir figure 1.
[12] Lucien Lambeau, op. cit., p. 106.
[13] Ibidem, p. 110.
[14] F. de Backer et M. Bilhaut, op. cit., p. 175.
[15] Laguerre écrit, en effet, dans L’intermédiaire des chercheurs et des curieux du 20 juin 1894, p. 132 : « L’identité du squelette de 1894 avec celui de 1846 est indiscutable ; celle du squelette de 1846 avec celui de 1795 est affirmée par M. de Chantelauze. La sciure du crâne pratiquée par une main inexperte est une nouvelle présomption ».
[16] Laguerre écrit, en effet, dans L’intermédiaire des chercheurs et des curieux du 20 juin 1894, p. 132 : « L’identité du squelette de 1894 avec celui de 1846 est indiscutable ; celle du squelette de 1846 avec celui de 1795 est affirmée par M. de Chantelauze. La sciure du crâne pratiquée par une main inexperte est une nouvelle présomption ».
[17] Maurice Garçon, Louis XVII ou la fausse énigme, Paris, 1952, in-8°, p. 406.
[18] Lucien Lambeau, op. cit., p. 109
[19] En indiquant cet âge dans leur rapport d’autopsie, les quatre opérateurs ne peuvent raisonnablement faire qu’une erreur de deux années, tant par excès que par défaut. Comment prétendre, alors que l’on accepte leurs autres observations, qu’ils aient pu déterminer un tel âge devant le corps d’un adolescent de 18 à 20 ans ou même 14. L’évolution normale des caractères sexuels secondaires se produisant justement entre 10 et 20 ans, on ne peut retenir l’hypothèse d’une si large erreur d’appréciation. Aussi, l’enfant autopsié au temple devait bien être âgé d’une dizaine d’années environ.